Samedi soir, après le concert de Rodolphe Burger et Serge Teyssot-Gay à Equinoxe, nous nous étions retrouvés chez lui autour d'un coup de rouge avec fromage et saucisson. Comment la conversation en vint-elle à glisser sur Truffaut et Godard, je ne sais plus, mais je me souviens bien que Nunki Bartt avait évoqué le générique de Pierrot le Fou, avec ses lettres rouges et bleues qui apparaissent sur un seul carton pour composer sur sept lignes le message suivant : « JEAN PAUL BELMONDO ET ANNA KARINA DANS PIERROT LE FOU UN FILM DE JEAN LUC GODARD », avant de disparaître progressivement pour finir sur le seul O de Pierrot. Dans ce générique, il voyait clairement une citation du poème rimbaldien des Voyelles, qui finit aussi sur le O : "O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !"*
Le lendemain, je termine la lecture d'un petit livre sur Michel Butor, La mémoire des sentiers, fruit d'entretiens sur la montagne menés avec Fabrice Lardreau. Je l'avais presque acheté rien que pour sa citation liminaire, que je trouve admirable : « Chaque moment est complexe, au sens mathématique de “nombre complexe” ; il est traversé d’échos, d’harmoniques. Et, parmi les activités humaines, parmi tous les registres possibles de paysages, la marche en montagne est la plus propice pour générer ces harmoniques. » Mais, en réalité, j'avais aussi adoré les autres réflexions, toujours justes et pénétrantes, de cet insatiable curieux qu'était Michel Butor, globe-trotter d'autant plus remarquable que loin d'en tirer une sorte d'arrogance - la suffisance de celui qui a tout vu - il reste étonnamment modeste, au point que l'on regrette vraiment de ne pas avoir connu un homme dont on est prêt à parier qu'il devait être éminemment sympathique.
Bref, j'en arrive au dernier texte cité par Butor, après Ramuz, Thomas Mann et Kamo No Chomei : la Lettre de Gênes, écrite aux siens par Rimbaud le dimanche 17 novembre 1978, où il décrit dans quelles difficiles conditions il a traversé les Alpes.
Sur ce, peu avant midi, je reçois un texto de Nunki Bartt m'annonçant que l'esprit de Jarry roulait au-dessus de son casque, qu'il projetait donc une sortie à bicyclette l'après-midi et que si ça me disait... Il faut préciser qu'un grand beau temps s'était installé sur le Berry, une chaleur de juillet dont il eût été dommage de ne pas profiter. Mon vélo s'enrouillait sur le balcon, il était temps de réagir, aussi je répondis fissa à Nunki : Ok Fausto ! Tu passes me chercher ? A quelle heure ?
Fausto - pour les ignorants de l'histoire cyclistique - c'est bien sûr faire allusion à Fausto Coppi, le grand champion italien des années cinquante (je ne l'ai même pas connu, il est mort l'année de ma naissance d'une malaria contractée en Haute-Volta).
Cinq minutes plus tard, Bartt me répond qu'il ne sait pas encore au juste, il doit aider à tondre le jardin, il me rappellera. Je dis : Ok Gino !
Gino - pour les incultes de la chronique vélocipédique - c'est Gino Bartali, l'autre campionissimo, le grand rival de Coppi, trois tours d'Italie, deux tours de France remportés à dix ans d'intervalle, un exploit jamais égalé. Jeune lecteur, tu ne connais pas, mais Bartt si, qui me répond à 12 h 59 :
A 13 h 37, il m'avertit que la tondeuse étant tombée en panne, on peut s'attaquer au Saint Gothar plus tôt. Le Saint-Gothard, le col mythique qui relie Andermatt dans le canton d'Uri à Airolo dans le canton du Tessin. Pourquoi, allant faire du vélo en forêt - randonnée qui ne se caractérise pas précisément par un relief tourmenté - me parle-t-il du Saint Gothard ? A cause de Gino, Gino "le pieux"** ? Peut-être, car le Saint-Gothard a été maintes fois escaladé pendant le tour de Suisse, que Bartali a gagné deux fois.
Extrait du journal suisse Le Confédéré, Martigny, 20 août 1947. |
"Voici à fendre plus d'un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une demi‑heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d'efforts, on s'encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d'eau salée 1,50. En route. Mais le vent s'enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est‑ce ? (II n'y a de poteaux que d'un côté.) On dévie, on plonge jusqu'aux côtes, jusque sous les bras... Une ombre pâle derrière une tranchée : c'est l'hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et pierres ; un clocheton. A la sonnette un jeune homme louche vous reçoit ; on monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale de droit de pain et fromage, soupe et goutte."
Bon, vers 14 h nous voilà lancés vers la forêt du Poinçonnet. Et le bougre est bien plus fringant que moi, sur sa monture noire aux pneus blancs il n'amuse pas le goudron : Lourouer-les-Bois, les Loges de Dressais, les longues allées rectilignes mal bitumées, sous un ciel d'azur puis plombé de nuages puis re-bleu, et moi au bord de l'épuisement, mis à mal par le moindre faux plat (oh, il est loin le temps où j'étais un bon grimpeur). Et voilà que des noms commencent à courir dans ma tête, revenant obsessionnellement. Cela m'arrive régulièrement en vélo quand la fatigue se fait lourde. Je me répète en boucle une formule ; c'est dans la zone industrielle, plus très loin du but, que je prends vraiment conscience des mots qui me trottent dans la cervelle : deux noms exactement. HEATHER HEARNSTEIN. Oui, Heather Hearnstein, je les vois très précisément écrits ainsi. Ils ne me rappellent rien mais ils forment une sorte d'entité rythmique. 1-2, 1-2. Coup de pédale après coup de pédale, halètement après halètement, je les capture, je les fixe, ils s'impriment maintenant dans ma conscience comme le Augenblick et le Lexington Avenue, mais là c'était venu dans les rêves, pas en veille. Finalement, un peu plus loin, Bartt, qui affirmait ne jamais avoir crevé avec ses pneus blancs, prend une épine, et comme la pompe que j'ai amenée ne correspond pas à sa valve, il faut finir à pied. J'oublie mon Heather Hearnstein.
Revenu à l'appart, douché, les jambes lourdes, les genoux rompus, je décide de sagement regarder mes deux épisodes quotidiens de Lost. Saison 5, épisode 8.
Soudain, à la vingt-sixième minute de cet épisode, intitulé LaFleur, lors d'une alerte de sécurité, Phil, l'un des membres de l'Initiative Dharma, pénètre dans une des maisons du village et demande à une certaine Heather de garder un oeil sur Sawyer, Juliet, Jin et Miles.
Heather. Dès que le nom s'affiche, tout me revient. Heather Hearnstein.
Ce qui est stupéfiant, c'est que c'est la seule occurrence de ce personnage dans Lost. Jouée par Carla Buscaglia, Heather n'apparaît plus ensuite.
Alors bien sûr j'ai été tenté de rechercher Hearnstein, dans Lost tout d'abord, mais non, pas de Hearnstein dans Lost, pas de "Heather Hearnstein" non plus. "Hearnstein" seul n'affiche que 190 résultats, une misère dans Google. Et dans les sites répertoriés, rien de convaincant. C'est qu'il ne faut pas chercher, je n'ai pas cherché Heather, le nom s'est imposé à moi. Ce sera la même chose pour Hearnstein. Peut-être.
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* Pour une analyse savante du générique de Pierrot le Fou, on peut lire L’alpha et l’oméga : Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, article de Laurence Moinereau dans la revue en ligne Fabula.org.
** Dans sa notice Wikipedia, je découvre que ce pieux Bartali, en plus d'être un grand champion, lion d'être un bigot relou, était un homme plus qu'estimable : " Profondément croyant, membre de l'Action catholique, « Gino le Pieux » a toujours refusé d'être un ambassadeur du fascisme. Proche du cardinal florentin Elia Dalla Costa, son activité de messager clandestin pendant la Seconde Guerre mondiale, sous couvert de sorties d'entraînement au cours desquelles il acheminait des faux papiers cachés dans le guidon ou la selle de son vélo, a permis de sauver de nombreux Juifs. Il fut à ce titre reconnu comme « Juste parmi les nations » en septembre 2013 et son nom figure au mémorial de Yad Vashem."
*** Une autre sorte d'évitement consiste à considérer le phénomène uniquement comme une fantaisie, un détail de métaphysique amusante, une curiosité. Or, il a à voir aussi avec le tragique. Clément Rosset affirmait que rien n'était plus fragile que la faculté humaine d'accepter la réalité. Et si la réalité était faite aussi, et bien plus souvent qu'on ne croit, des collisions du hasard (ce que Rosset lui-même n'aurait sans doute pas accepté) ?
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