J'ai emprunté aujourd'hui à la médiathèque le livre de Sylvie Germain sur Cracovie. A la page 52, elle évoque cette scène centrale du film de Kieslowski dont je postai l'extrait vidéo hier. Je me permets cette longue citation qui en restitue l'intensité et la beauté, en rendant un juste hommage au cinéaste aujourd'hui disparu :
"Une scène capitale du film de Krzystof Kieslowski, La Double Vie de Véronique, se déroule sur le Rynek Glowny de Cracovie, Weronika, la jeune cantatrice polonaise, traverse la place, portant sous le bras un carton, contenant la partition du Concerto en mi mineur de Van Den Budenmayer, ce compositeur imaginaire du XVIIIe siècle derrière lequel se cache le compositeur Zbigniew Preisner. Un passant la bouscule, son carton tombe et s'ouvre, les feuilles s'envolent comme des pigeons affolés.
Il y a en effet une grande agitation sur la place où une manifestation est en train d'être dispersée brutalement ; Weronika la rêveuse, qui semble toujours un peu décalée par rapport à la réalité, tournoie maladroitement parmi les feuilles voletant en tous sens. Son souci, constamment, tenacement, est de rester à l'écoute de la musique qui l'habite, du chant profond qui la hante, aussi l'éparpillement de sa partition la jette-t-il dans un total désarroi.
Mais un autre sujet de trouble, de stupeur même, l'attend sur cette place mouvementée. Dans un car de touristes étrangers qui refait en hâte le plein de ses passagers, elle aperçoit une jeune femme qui n'est autre qu'elle-même. Est-ce un sosie, un double, une projection d'elle-même hors de son corps, son ombre qui se serait détachée à son insu et aurait pris chair, une vie indépendante ? Est-ce un signe, un appel, un bon ou un mauvais augure ? Est-ce un songe visionnaire ou n'est-ce qu'un mirage ? Son double, la Française Véronique, est en cet instant bien trop intéressée par les événements en train de se passer pour remarquer Weronika. Elle prend précipitamment des photos de la place en pagaille avant de s'engouffrer dans le car qui démarre aussitôt. Et Weronika reste seule avec sa vision, son étonnement, et sa partition en désordre. Le chant en elle est à recomposer, son souffle à puiser encore plus profondément dans son être qu'elle sait désormais mystérieusement accompagné par une soeur dont elle ignore tout. Sa voix est à élancer plus haut, plus loin, vers cette soeur entr'aperçue.
"J'aimerais vous entendre, vous avez une voix... une voix étrange...", lui avait dit sa professeur de chant, intriguée par la puissance et le timbre de la jeune soprano.
Sa voix la quittera peu de temps après, au cours d'un concert. Sa voix, et la vie avec. Weronika s'effondrera sur la scène après avoir vu la salle tournoyer autour d'elle, comme si le public et les musiciens de l'orchestre étaient entrés en apesanteur. C'est la vie qui se désamarre, se déracine de cette terre où Weronika sera passée si brièvement, si légèrement. Si passionnément surtout. Son corps trop fragile pour supporter la force de son chant sera descendu dans une fosse, recouvert de mottes de terre que jettent, poignée après poignée, ses proches et ses amis endeuillés. Véronique, elle, de l'autre côté de l'Europe, continuera sa propre quête de sens, d'amour et d'harmonie, quête lente, incertaine, éprouvante.
Kieślowski: Details in The Double Life of Veronique from Glass Distortion on Vimeo.Sur le blog Chaos Reigns, j'ai trouvé ces paroles d'Irène Jacob qui se souvient : « C’est le seul jour de tournage où j’ai dû jouer les deux personnages. Sur le scénario, il était écrit que ça se passait pendant une manifestation et que Veronica est au centre de ce tourbillon. Elle aperçoit ce car de touristes qui s’en va et une fille à l’intérieur qui semble lui ressembler. Sur le papier, il était écrit comme indication : elle fronce les sourcils. Il y avait beaucoup de gestes et d’expressions qui étaient écrites, du style elle touche sa balle magique. Je me souviens que Krzysztof est venu me voir et m’a demandée de sourire un petit peu. Je pense que ça a donné quelque chose de plus à cette scène. Il y a comme un étonnement ouvert, pas de peur, quelque chose comme un sourire à l’inconnu. Puis, il y a dans cette scène un superbe travelling qu’il avait proposé lui-même, sans en faire part au chef-opérateur. Et on ne sait plus si c’est Weronika, le bus, la place qui bouge… Je me souviens qu’à tourner, c’était assez incroyable. »
La soprano Elzbieta Towarnicka, qui prête sa voix à l'actrice Irène Jacob incarnant Weronika et Véronique, chante aussi dans le Requiem dla mojego przyjaciela ("Requiem pour mon ami") composé par Zbigniew Preisner en hommage et adieu à Krzystof Kieslowski mort en mars 1996. Ronde des visages et des voix partant à la rencontre de miroirs transformants, de nouveaux corps de résonance, de destins imprévus.
La mort au passage rapte tel ou telle, mais il reste des traces, des images, des échos que les disparus ont laissé en héritage, en témoignage, et la ronde se poursuit, même et autre, mêlant les défunts et les vivants. Il reste les films de Kieslowski, mais aurait aimé entendre encore sa voix, voir encore par son regard grave, sensible et exigeant."
Extrait d'un livre d'Yves Martin (site) |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire