jeudi 18 mai 2017

# 118/313 - Heidegger et les bots

"On écrit pour apprendre ce qu'on pense, et pour penser enfin jusqu'au bout ce qui végète, inabouti en soi."
Belinda Cannone, S'émerveiller, Stock, 2017, p. 120

Voilà, c'est ça, c'est tout  fait ça. Cette phrase lue hier dans ce bel essai sur l'émerveillement a retenti très fort. Elle en rejoignait une autre, que j'aime à citer aussi, de Pierre Bourdieu - et que cette référence auguste ne fasse point peur, car elle est toute simple, cette phrase, et lumineuse aussi : "Quand je ne sais pas ce que je pense, j'écris." C'est rassurant : il arrivait donc au grand sociologue de ne pas savoir ce qu'il pensait, autrement dit de douter. Mais on ne vient à bout du doute qu'en s'évertuant à formuler les pensées obscures qui nous parcourent, à en dessiner plus nettement les contours, pour soi et pour les autres.
Je ne procède pas autrement. Depuis le 1er janvier, j'avance sans savoir où je vais, suivant les pistes qui s'offrent à moi, tirant des bords, comme dit mon ami Jean-Claude, pour mieux garder le cap. Sauf que je ne connais pas le cap, et que je ne sais à quel rivage je vais accoster. Si j'accoste un jour...
Presque pas un billet que je sache comment il va finir. J'aime cette marche vers l'inconnu, les surprises que l'on se donne à soi-même.
Il m'arrive tout de même de prévoir (un peu). Ainsi cette séquence sur Tarkovski était programmée depuis février, où j'avais revu Le Sacrifice. Cependant il m'a fallu attendre mai pour faire le lien avec ce qui s'était déployé entre temps, abandonnant d'ailleurs un autre fil de réflexion vaguement esquissé. Allais-je le reprendre alors que mon brasier tarkovskien commençait à s'épuiser ? C'est une inquiétude que j'avais, de relier un peu artificiellement mes derniers cheminements à ces notes déjà anciennes, juste pour honorer cette contrainte infernale que je me suis donné de nulla dies sine linea.
Et puis, comme souvent, avec la soudaineté extraordinaire du gravier qui vient étoiler un pare-brise, de nouveaux rapports se sont imposés. De la présence des choses chez Tarkovski se sont réanimés des études anciennes, et se sont glissés des auteurs nouveaux. Même Heidegger a pointé son nez, c'est dire, le type d'esprit que je sais bien ne pas pouvoir fréquenter longtemps (je ne parle pas de son compagnonnage peu ragoûtant avec l'idéologie nazie, qui ne fait plus guère de doute aujourd'hui) : il est des altitudes de la pensée où je respire mal. Je suis un homme de la moyenne montagne, moi, pas le pied très sûr dès que la pente se fait paroi, le muscle tétanise, le vertige guette. J'admire l'alpiniste, mais je ne comprends pas comment il peut échapper à la tentation du vide. Je me serais mille fois précipité dans l'abîme, en conséquence je l'évite.
Alors voilà on continue, sans trop d'échos, dans un silence parfois assourdissant. Le paradoxe est que le site va bientôt atteindre les 100 000 pages vues. Et que chaque jour, entre 300 et 600 pages sont visitées. Mais pas un commentaire. Je sais bien que quelques amis proches daignent jeter un œil de temps à autre, et certains sont même d'une fidélité dont je suis ému. A ma connaissance, ils ne sont quand même pas légion. Qui vient donc, en dehors d'eux, scruter mes divagations ? A mon avis, ce sont des robots, ces satanés bots qui arpentent le web inlassablement. En ce moment, j'ai plus de visiteurs russes et américains que français. Tout ça a commencé avec Paterson, de Jim Jarmusch, mais c'est peut-être fortuit.
Cela me fait penser à cette nouvelle très drôle de Stanislas Lem, l'auteur de Solaris, le livre dont Tarkovski fit une adaptation. Le congrès de futurologie. Je résume de mémoire : un congrès rassemble le fleuron des savants de la planète autour du problème très grave de la prolifération des machines. Les interventions s'enchaînent, les passions s'exacerbent, et au fil des heures les masques tombent : certains invités s'avèrent être ces robots dont tout le monde craint l'intrusion. Mais les démasqueurs se révèlent eux-mêmes des machines, et au bout du compte, la vérité tombe avec cruauté et dérision : il n'y avait pas un seul humain dans cette assemblée.
Peut-être suis-je moi-même un robot, qui continue avec une obstination toute robotique à publier une page par jour, suivie presque exclusivement par des robots accumulant des datas pour quelque obscure officine commerciale.
Voilà, c'était un article sans photo, sans vidéo, sans hyperlien. Des mots. Rien que des mots. Words, words, words, comme dit l'autre. 
Salut à vous, mes ami(e)s, bots, aliens et pure humans.

2 commentaires:

Michel de PEYRET a dit…

Joliment vertigineux !

Patrick Bléron a dit…

Merci Michel ! Enfin un pure human défie les bots !