vendredi 12 mai 2017

# 113/313 - De Hulot à la flûte Hochiku

C'est en réalisant avec des enfants quelques remakes de courtes scènes de films de Tati que j'ai vraiment pris conscience de la richesse de ses bandes-son. De multiples détails apparaissent quand l'on se dégage de l'intrigue et des images, aussi fortes soient-elles, détails qui nourrissaient bien sûr subconsciemment votre compréhension. Chez Tati, la voix humaine, mise en avant dans l'immense majorité des films, n'a cessé de se retirer, de quitter le premier plan et de devenir un son comme un autre, voire une rumeur, un bredouillis, un borborygme. Antoine Gaudin, dans un entretien avec Jean-Philippe Cazier (Diacritik, décembre 2015), peut soutenir avec justesse que les films de Tati s'écoutent au moins autant qu'ils se regardent : "Au moyen d’une science consommée des bruitages et en composant des environnements sonores étranges et radicaux, Tati a élaboré une poétique pleinement audio-visuelle, dans lequel la vie sonore des hommes et des objets est, au moins autant que leurs mouvements et leurs trajectoires visuels, source de gags et d’étonnement. Cela est d’autant plus remarquable que ce sont bien les bruits qui, par leur stylisation et leurs effets d’incongruité, retiennent l’attention au sein d’une bande-son largement émancipée de l’exigence naturaliste."

Le même souligne la présence dans les Vacances de Monsieur Hulot, de l'un "des plus beaux paysages sonores jamais composés pour le cinéma : une rumeur fraîche composée de sons de jeux d’enfants à la plage, parfaitement audibles dans leurs moindres détails, affectés d’un effet de réverbération délicatement échoïque, qui leur confère une dimension immuable et nostalgique. On comprend que ce qu’on entend, ce ne sont pas les personnages d’enfants visibles dans le film, mais bien « les enfants en vacances », c’est-à-dire les enfants de toujours, l’essence même de l’enfance qui est là, présente tout autour, dans une sorte d’espace éternel. Au-delà de ses connotations réjouissantes, ce phénomène sonore a aussi un aspect spectral : il est quasiment dénué de correspondances dans l’image – ces enfants qui jouent, on ne les voit jamais – et il se propage à intensité égale dans les scènes d’intérieurs, au mépris du plus élémentaire réalisme. Cela peut renvoyer à l’idée de fantômes de l’enfance, qui affleureraient encore sous les petits rituels de villégiature des personnages adultes présents à l’image – et c’est justement cette mécanique disciplinaire des loisirs de masse que l’irruption du personnage de Monsieur Hulot va perturber, tout en la soulignant, en contraste."

Chez Tarkovski, la voix humaine ne subira pas le même déclassement. Elle reste jusque dans Le Sacrifice un élément très fort, même si l'importance des sons et de la musique est considérable. Petit Garçon retrouvera la parole en prononçant les mots de son père au début du film : "Au commencement était le verbe", tandis que dans Playtime, le chef d'oeuvre terminal de Tati, le verbe tourne à la confusion dans une Babel technocratique où Hulot lui-même ne fait plus que de la figuration.


A l'inverse de ce monde déserté par la spiritualité, Tarkovski joue le dernier acte de sa geste poétique sur une île encore traversée par le sacré. Cette île de Gotland qui n'est pas pour rien une réserve ornithologique (dont les défenseurs s'opposèrent d'ailleurs au tournage) car les oiseaux, rappelle Daniel Weyl, "conviennent aux puissances spirituelles". Mais, pas plus que les enfants sur la plage de Tati, les oiseaux ne sont visibles sur l'écran : "Leurs invisibles cris et battements d'ailes ont une présence d'autant plus forte et significative."

De même qu'à partir de l'électrophone, la musique d'Alain Romans se diffusait sur le littoral de Hulot, voyez comme le chant gracile de la flûte orientale Hochiku opère le passage entre l'extérieur et l'intérieur, d'un plan à un autre, changeant de statut in fine, de musique de fosse supposée à une musique d'écran surgie d'une simple chaîne Hi-Fi.



Vous avez noté bien sûr la présence du petit miroir à côté de la chaîne. Après la vision des deux visages, celui d'Otto et celui d'Alexandre, vision rapprochée, comme en miroir là encore. Après le reflet des branchages sur le verre du tableau de L'Adoration des mages de Léonard de Vinci, tableau sur lequel s'ouvrait déjà le film, tableau que contemplent Alexandre et Otto. Otto qui le trouve lugubre et avoue avoir toujours eu peur de Léonard.

Léonard qui "conseillait, écrit Serge Bramly, de comparer son travail aux reflets qu'en donne le miroir, "maître des peintres" (maestro dei pittori). "Quand tu veux voir si ta peinture est dans l'ensemble conforme à la chose de la nature que tu représentes, [il faut que tu] aies un miroir et fasse s'y refléter la chose vivante, et compares ce reflet avec ta peinture, et examines bien si les deux images de l'objet se ressemblent." (La Transparence et le Reflet, JC Lattès, 2015, p. 242)

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