jeudi 23 novembre 2023

Noli me tangere

"Une fois sur place, Billy paresse dans le véhicule à se dorer au soleil. Ses compagnons se lancent à la chasse aux souvenirs. Beaucoup plus tard, les Tralfamadoriens devaient conseiller à Billy de s'étendre sur les moments heureux de sa vie et de négliger les périodes déplaisantes ; ou encore de fixer le regard sur des situations agréables quand l'éternité semblait s'immobiliser. Si Billy avait été capable d'un tel choix, il est probable qu'il aurait élu comme exemple de félicité suprême son petit roupillon inondé de soleil au fond de la voiture à cheval."

Kurt Vonnegut, Abattoir 5, Points/Seuil, p. 210.

Je n'en ai pas encore fini avec ce passage de Nue, où Jean-Philippe Toussaint compare deux scènes vécues avec Marie aux Annonciations de la Renaissance. Il parle de ces détails iconographiques qui le "frappaient par leur étonnante proximité, la tenue de Marie, son manteau de laine claire de demi-saison, qui avait la blancheur immaculée des représentations de la pureté, sans compter son bouquet, les lys blancs qu'elle avait à la main". Cependant, malgré toutes les similitudes, quelque chose ne collait pas, et qui tenait selon lui à l'expression de Marie au moment où elle recevait la nouvelle. Ordinairement, la Vierge des Annonciations a toujours un visage doux et recueilli. Par exemple, celle de Fra Angelico, au musée du Prado, la montre plongée dans un calme profond, ne trahissant aucune émotion.

Annonciation, Fra Angelico (détail)

"Or, écrit Toussaint, la manière avec laquelle Marie m'avait annoncé qu'elle était enceinte cet après-midi, la façon dont elle me l'avait jeté à la figure dans le cimetière de Portoferraio, avec de la véhémence dans les yeux, avait quelque chose de violent et d'effarouché. Ce n'était pas un aveu, c'était un reproche. Et, continuant à réfléchir, je finis par me souvenir de l'Annonciation de Botticelli qui se trouve aux Offices, où la Vierge présente une étonnante ressemblance psychologique avec l'état d'esprit de Marie cet après-midi au cimetière de Portoferraio, cette Vierge de Botticelli, qui, dans l'histoire des Annonciations italiennes, est, à ma connaissance, l'unique exemple de cette attitude de réticence de la Vierge, de réticence foncière, fondamentale, qui, dans le même geste, semble témoigner à la fois de l'acceptation et du refus de son état, la silhouette sinueuse et la main qui éloigne - comme si Botticelli n'avait pas peint une Annonciation mais un Noli me tangere !"

Annonciation du Cestello, Sandro Botticelli, 1489-1490, Galerie des Offices, Florence.

On connaît pas moins de sept Annonciations peintes par Botticelli. Celle qu'évoque Toussaint doit être celle dite Annonciation du Cestello. La notice de Wikipedia la commente ainsi : "L’ange est ici véritablement agenouillé devant la Vierge, montrant, plus encore que chez Fra Angelico l’importance de celle-ci et de son rôle. La Vierge est dans une position étonnante, mais pleine de grâce. On peut sans doute émettre l’hypothèse que le moment précis illustré ici est « Mais à cette parole elle fut fort troublée » tandis que l’ange fait un geste rassurant « Ne craignez point, Marie  ». Le geste de la Vierge s'inscrit en fait dans une longue tradition iconographique et sa pose mouvementée ne fait qu'exprimer lyriquement les interrogations religieuses qui agitent Florence."

On voit par là que le narrateur de Toussaint exagère quelque peu la "réticence foncière" de la Vierge, que l'on peut à la rigueur interpréter dans son geste de la main mais pas du tout dans l'expression de son visage, aussi calme et recueilli que dans le tableau de Fra Angelico (rien de cette véhémence dans les yeux qu'il a remarqué chez Marie).

Le Noli me tangere, « Ne me touche pas », est la traduction latine par saint Jérôme de l'adresse Μή μου ἅπτου (Mê mou haptou) dans l'Évangile selon Jean (Jn 20,17). Elle fait allusion à la parole du Christ à Marie la magdaléenne, près du tombeau vide. "Jésus lui dit : « Marie ! » Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » - ce qui veut dire : « Maître ». Jésus lui dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.” »

Noli me tangere, Sandro Botticelli, Philadelphia Museum of Art

Frédéric Boyer traduit différemment ce Noli me tangere : "Jésus lui dit : "Ne t'attache pas à moi. Car je ne suis pas encore monté avec mon Père." En note, il explique que le grec haptomai, verbe fréquent dans les Evangiles, appartient au vocabulaire de la guérison : "Jésus touche les corps ou est touché dans le processus de guérison. Mais il s'agit moins d'être touché que de vouloir retenir, et de faire une seule chose en rapprochant deux choses, en les attachant, dans le vocabulaire de la passion."

Ce qui est tout de même remarquable, et en cela l'intuition du narrateur de Toussaint est très judicieuse, c'est la similarité du jeu des mains dans les deux tableaux de Botticelli, l'Annonciation et le Noli me tangere.

On peut voir un autre exemple proche avec le tableau de Martin Schongauer :

Noli me tangere, Martin Schongauer (1473), musée d'Unterlinden.


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