lundi 13 novembre 2023

La fin de la jalousie

Samedi matin 11 novembre, j'avais lu ce tweet de Jacques Attali : "Question simple : aurait-il fallu cesser les combats contre l’Allemagne nazie, la laisser exister, faire fonctionner les camps de la mort et prospérer à travers les siècles, pour ne pas prendre le risque de toucher un seul civil allemand ?"

J'étais consterné : cette question soi-disant simple n'était-elle pas complètement biaisée ? On conçoit bien que la réponse est évidente aux yeux d'Attali : les bombardements sur les villes allemandes (un fait non spécifié et sous-entendu dans la question), ne pouvant être que légitimes au vu de la nature ignoble du régime nazi, légitiment à leur tour les actuels bombardement sur Gaza. Certes il y a des victimes civiles mais il faut malheureusement en passer par là pour annihiler la barbarie. 

Ce raisonnement présuppose que tous les bombardements sur l'Allemagne aient été justifiés. Or, il semble bien - c'est un euphémisme - que ce ne soit pas toujours le cas. Prenons un seul exemple parmi bien d'autres : le bombardement de Dresde le 13 février 1945. Rien n'accordait un rôle militaire décisif pour cette ville ancienne, de haute culture, qui avait, pour cette raison, été épargnée pendant cinq ans. Le but annoncé était de couper les transports vers le front allemand de l'Est, et cela aurait été possible en détruisant le pont qui franchit l'Elbe. Mais le pont est resté intact, il n'est même pas mentionné comme objectif de l'attaque. En une nuit et deux jours, près de 1 300 bombardiers larguent 2 431 tonnes de bombes « HE » (high explosive), et 1 475 tonnes de bombes « IB » (incendiary bombs, soit des centaines de milliers de bombes incendiaires), soit plus de 3 900 tonnes d'engins explosifs et incendiaires.La température est montée à plus de mille degrés. Plus de 25000 civils ont été tués (nombre que certains jugent largement sous-estimé), dix-neuf hôpitaux permanents ont été détruits ou gravement endommagés. 

Le 6 mars 1945, on évoque Dresde à la Chambre des Communes. Le travailliste Richard Stokes soulève la question : "Mis à part le bombardement stratégique, sur lequel j'ai des doutes très sérieux, et le bombardement tactique, que j'approuve s'il est effectué avec une précision raisonnable, le bombardement de terreur est, à mon avis, indéfendable, en quelque circonstance que ce soit."
Churchill, embarrassé, écrit le 28 mars à son état-major : "Je crois qu'il faut davantage se concentrer sur la destruction d'objectifs militaires, comme les industries pétrolières et les communications proches de la zone de combat, plutôt que sur des actions de terreur et une destruction arbitraire, aussi impressionnantes soient-elles."

Je puise ces informations dans Maintenant, tu es mort, Le siècle des bombes, de Sven Lindqvist (Le Serpent à plumes, 2002), déjà évoqué ici à plusieurs reprises (par exemple, le 20 avril 2022). J'y apprends que l'un des témoins de l'horreur fut l'écrivain américain Kurt Vonnegut*, prisonnier de guerre dans un abattoir de la ville, et qui survécut en se réfugiant dans les caves du bâtiment. Il participa au déblaiement des cadavres, et de son expérience s'inspira pour écrire Abattoir 5 (1969).

Couverture de l'édition originale (Slaughterhouse Five
or the Children's Crusade)

Je n'ai jamais lu Abattoir 5, un des grands classiques de la science-fiction, et l'envie est grande maintenant de combler cette lacune. Comme je vais en ville, j'en profite pour aller commander le livre à Arcanes. Ensuite, je me rends à 17 heures au rassemblement sur la place de la République pour un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Cent à cent cinquante personnes sont présentes, une seule voiture de police dans un coin de la place. Un texte commun est lu, puis chaque organisation, sans surprise, PCF, LFI, NPA, EELV, CGT, FSU,  j'en oublie peut-être, dit son petit mot, avec plus ou moins de chaleur et d'entrain. Certains (pas tous) mentionnent les massacres du 7 octobre, en appellent à la libération des otages, le leitmotiv est tout de même le cessez-le-feu. On réclame, on exige, le dernier orateur demande qu'on scande pour finir cessez-le-feu, cessez-le-feu. Je ne scande rien, les bombardements me révulsent, m'horrifient, mais je ne peux m'empêcher de ressentir quelque chose de l'ordre du dérisoire dans notre rassemblement. Il n'y aura pas de cessez-le-feu, on le sait bien, tout juste quelques pauses, dites "humanitaires". Que faire ? Je ne sais pas.

Après cela, je dois me diriger vers l'autre bout de la ville pour un dîner amical. J'ai encore du temps devant moi, alors je flâne en multipliant les détours. Découvre une épicerie fine italienne qui vient d'ouvrir récemment, y achète du Chianti et de quoi cuisiner un risotto. Puis mes pas m'entraînent vers le parc Balsan, silencieux, où les lampadaires trouent la nuit maintenant noire. Près de l'entrée la boîte à livres du Lion's club où j'ai déposé récemment toute une flopée de bouquins suite au rangement de la bibliothèque (depuis ils ont tous disparu, je soupçonne qu'il n'y a pas que de vrais lecteurs à fréquenter les lieux). Une jeune femme dépose elle aussi quelques livres. Je la laisse terminer puis repartir et, par curiosité, vais jeter un coup d'oeil (avant la razzia des aigrefins).

Et là, quelques bonnes surprises : je mets dans ma besace un roman d'un certain Lilian Auzas, Riefenstahl (Léo Scheer, 2012), avec même une dédicace de l'auteur à une certaine Gwenaëlle (est-ce la jeune femme de tout à l'heure ? ) et, surtout, La fin de la jalousie, un folio 2 euros, avec des nouvelles de Marcel Proust. Mais ce titre, La fin de la jalousie,  me dit quelque chose, je suis certain de l'avoir croisé il y a peu. Chez Toussaint ou Nothomb, très probablement.


Après une chaleureuse soirée chez les amis, je suis rentré à pied passé minuit, trois quarts d'heure sous une pluie fine par les rues et les places désertes, et quand je suis arrivé j'ai aussitôt vérifié. C'est dans Soif que je retrouvai La fin de la jalousie (un titre soit dit en passant que j'ignorais parfaitement jusque-là, et en même temps j'étais heureux de revoir la figure de Madeleine dans cet extrait) :

"Un des plus grands écrivains dira que le sentiment amoureux disparaît à la mort pour se transformer en amour universel. J'ai voulu le vérifier en allant revoir Madeleine. Avant même qu'elle s'aperçoive de ma présence, j'ai été bouleversé de la retrouver. Le souvenir de mon corps l'a prise dans les bras, elle m'a serré contre elle avec frénésie, rien n'altérait notre ferveur.
Le même écrivain aborde ce sujet dans une nouvelle intitulée La fin de la jalousie. Le narrateur, maladivement jaloux, guérit de cette maladie au moment de sa mort, et cesse simultanément d'être amoureux. Cet écrivain a une conception très spéciale de la jalousie : à ses yeux, elle constitue la quasi-totalité de l'amour." (pp. 137-138)

Amélie Nothomb ne cite pas explicitement le nom de Proust. Sans doute parce que le narrateur, en l'occurrence le Christ, n'est pas sensé connaître l'existence d'un écrivain vivant deux millénaires plus tard. Ne pas donner le nom atténue l'anachronisme.

Il n'importe. La coïncidence m'avait une fois de plus secrètement exalté. Dans ce tourbillon de l'histoire où nous nous sentons bien impuissants, elle ouvrait comme un chemin de minuscule espérance.

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* Il est né le 11 novembre 1922 à Indianapolis, il aurait donc eu 101 ans exactement s'il avait vécu jusqu'à ce jour (il est mort le 11 avril 2007 à New York).

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