Robert Bober, Par instants, la vie n'est pas sûre, P.O.L, 2020, p. 46
Cet article est le premier d'une série de sept, numérotés donc de 1 à 7. Ils ne constituent nullement une rupture avec les articles antérieurs, et ne se présentent pas comme une suite ordonnée. Chacun restera relativement autonome et se résume pour le moment à quelques notes laconiques. On peut alors s'interroger sur la raison d'un tel ensemble. A la vérité, c'est plus une obscure intuition qui l'a commandé qu'une réflexion patiente. Ce n'est guère qu'après-coup que j'y vois un avantage : celui de mener à bien un programme, aussi hétéroclite soit-il : en effet, je suis souvent sujet aux digressions et bifurcations et il m'arrive de perdre le fil initial de mon investigation. Ce ne sera pas le cas mais, bien évidemment, il est presque certain que digressions et bifurcations se dresseront néanmoins sur ma route, et il ne sera pas question de les passer sous silence. Simplement, elles attendront leur tour, et prendront place après la série septénaire, par des dérivations classiques : ainsi une bifurcation sur l'article 3 sera traitée sous le numéro 3.1, une seconde sous celui de 3.2, bref, on a compris. Rien que de très ordinaire (cela tendra à ressembler, j'y pense maintenant, à un livre de Jacques Roubaud).
Chaque matin de ce temps funeste, on frémit d'allumer radio ou télévision car il est bien rare que dans la minute qui suit on n'entende pas parler de quelque bombe ou missile tombé sur une ville, une usine, une gare ou un hôpital. Aujourd'hui, je lis que les Russes accusent les Occidentaux de "faire durer la guerre" en livrant des armes aux Ukrainiens : ils ont raison, bien sûr, ces grands humanistes, il serait tellement plus sain et plus économique de leur livrer des lance-pierres. En trois jours la guerre serait finie, ce clown de Zelensky pendu place Maïdan ou, dans un grand élan magnanime du Tsar, envoyé casser du caillou ou creuser du permafrost en Sibérie orientale, les nazis éradiqués pour les siècles des siècles. Mais les nazis ne sont peut-être pas seulement parmi ceux qui résistent encore dans les souterrains de Marioupol.
Le siècle des bombes, c'est le sous-titre de ce livre terrible et indispensable de l'écrivain suédois Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort (Le Serpent à plumes, 2002). Il voulait parler du XXème siècle, qui voit les premières expérimentations de lâcher de bombes par voie aérienne en 1911 jusqu'à Hiroshima et Nagasaki. Aucune autre bombe atomique n'a pour l'instant été utilisée, la dissuasion nucléaire a, toujours pour l'instant, été efficace, mais l'avenir n'est jamais garanti et l'on voit comme la guerre en Ukraine a fait resurgir les pires craintes. Le XXIème siècle s'inscrit donc dans le sillage mortifère du siècle précédent : les bombes, que les états-majors affirment invariablement cibler des objectifs militaires, tombent en réalité sur les civils, leurs maisons, leurs terres, dans une stratégie cynique de la terreur.
L'effet de ces bombardements, j'en ai rencontré la description dans plusieurs oeuvres ces derniers temps, et c'est une coïncidence dont je me serais pour une fois bien passé. Elle s'est imposée, la voici donc.
Le 1er avril, j'ai acheté le Journal des années hongroises, 1943-1948, de Sándor Márai, un des plus grands écrivains hongrois, que j'ai lu pour la première fois à Budapest (L'héritage d'Esther) lors d'un court séjour dans cette très belle ville en 2019 (j'y ai consacré un article : Perec et Houellebec hongrois, où je mentionne déjà le Journal de Márai, chroniqué par Philippe Lançon).
C'est un témoignage précis et lucide des années terribles, où Márai, écrivain alors renommé, assiste avec un froid désespoir à la collusion du régime avec l'Allemagne nazie. Les Croix fléchées, les fascistes hongrois, sèment l'épouvante, les juifs sont raflés, parqués dans des ghettos avant d'être déportés dans les camps d'extermination. Sa femme Ilona Matzner, dite Lola, épousée vingt ans auparavant, étant d'origine juive, le couple se réfugie à Leảnyfalu, un village au nord de Budapest. « Márai le mentionne de manière très discrète dans le Journal, mais il a aidé beaucoup de Juifs pendant la guerre », dit Catherine Fay, sa traductrice, à commencer par son beau-père qu’il échouera cependant à faire sortir du ghetto de Kassa (aujourd’hui la ville slovaque de Košice) et qui sera déporté en Pologne, sans doute à Auschwitz, d'où il ne reviendra pas.
Le 19 mars 1944, les Allemands occupent la Hongrie. Les Alliés, qui ont à cette époque la maîtrise du ciel, commencent à bombarder le pays. Márai donne rarement les dates des entrées de son journal, mais c'est sans doute fin juin, début juillet qu'il note "Bombardement tectonique - au sens propre du terme, un véritable tremblement. Je suis assis dans le jardin sous un arbre. Les avions américains volent bas dans le ciel./ Je lis Causeries du lundi de Sainte-Beuve." Cette dernière notation peut surprendre, mais elle illustre bien la posture de l'écrivain, qui refuse en toutes circonstances de céder à la panique, et pourtant les bombardements sont effroyables : "Tant qu'on n'a pas vécu cela, on ne sait pas ce qu'est la guerre. Pendant la nuit, une mine aérienne tombe si près que la maison, la pièce, le lit où je dors en sont ébranlés. Et à tout cela, on s'habitue. Tandis que j'écris, la terre tremble, on se bat entre Szentendre, Szigetmonostor et Dunakeszi." Son appartement de Budapest sera pulvérisé, et il ne pourra sauver que quelques-uns des cinq mille livres de sa bibliothèque.
"De là, à la cave où un obus aérien a fait écrouler les décombres des appartements du rez-de-chaussée ; l'abri n'a pas été touché. Dans ce terrier vivent aujourd'hui trente-deux personnes, des habitants de la maison et des étrangers, des sans-abri. On est justement en train de balayer lorsque nous y entrons ; il y a trente lits les uns à côté des autres sur le sol argileux ; c'est la dixième semaine que ces gens vivent ici, sans lumière, qu'ils y font la cuisine, la lessive et leur toilette et qu'ils attendent que la journée et la nuit se passent, qu'ils attendent... quoi ? Ils ne savent pas eux-mêmes. Ces gens sont des gueux, comme moi."
Le même 1er avril, j'ai acheté au vil prix d'un euro un livre désherbé par la médiathèque : La première main, de Rosetta Loy (Mercure de France, 2008). Rosetta Loy est une grande écrivaine italienne dont je n'avais encore jamais rien lu. Pourquoi me suis-je chargé de ce récit, au milieu des dizaines d'autres livres expurgés par les bibliothécaires pour des raisons qui souvent m'échappent ? Sans doute, dans le cas présent, parce qu'il appartient à cette collection Traits et portraits, dirigée par Colette Fellous, que j'aime tout particulièrement : récits toujours à la première personne, en dialogue souvent féconds avec des photographies, lettrage d'Alechinsky et typo élégante. Je le lus les 6 et 7 avril, et découvris l'enfance d'une petite fille de la haute bourgeoisie romaine, enfance que l'on eût pu dire dorée si la guerre là encore ne l'eût pas recouvert de ses cendres. A nouveau, sans que j'eusse pu le prévoir à la lecture de la quatrième de couverture, c'est la litanie des bombes qui refait son apparition. Au soir du 19 juillet 1944, il est encore question de partir en vacances à la montagne, en wagons-lits jusqu'à Turin et de là, gagner le Val d'Aoste.
"Mais à onze heures du soir, avant même que l'alarme retentisse, une tonitruante tempête de coups déchire l'air immobile de la canicule. Sinistres, profonds, ils semblent naître du ventre même de la terre alors qu'ils pleuvent d'en haut et ébranlent les murs pendant qu'au-dessus de nos têtes se propage le grondement sourd et omnivore des Forteresses volantes. Elles passent et repassent sans trêve dans un fracas assourdissant et les vitres des fenêtres ouvertes vibrent comme des feuilles. Nous descendons aussitôt dans l'abri installé dans la cave. C'est la première fois : nous sommes assis sur les bancs qui courent le long des murs et le dos appuyé contre la pierre reçoit maintenant le contrecoup des explosions comme des coups de poing. Et en même temps explose, terrifiante, une peur jamais rencontrée."
Le père de l'auteure ne renonce pas pour autant à partir en villégiature : deux jours plus tard, toute la famille prend le train pour Turin à onze heures du soir, et n'y parvient qu'à deux heures de l'après-midi, "et pendant tout le voyage le train longera les murs écroulés de ce qui avait été des chambres à coucher, des cuisines, des escaliers. Des pans de tapisserie sont encore collés sur les cloisons aux portes arrachées, des balcons sont suspendus en équilibre sur le vide, prêts à tomber au premier choc. Et partout des gravats et des bouts de fer tordus, la fumée du train qui nous fait les narines noires pendant que tout le monde parle des morts : combien ici, combien là, comme une compétition." La correspondance pour Aoste est ratée, il faut attendre la prochaine, alors, dans l'intervalle, le père emmène sa progéniture voir la maison où il est né. Il n'a pas plus de chance que Márai avec son appartement : "c'est un pèlerinage dramatique et triste, les rues de Turin sont parsemées d'immeubles éventrés et même papa reste sans voix sur la piazza San Carlo devant l'immeuble où se trouvait autrefois la porte du numéro 9 : il n'est resté que la façade et par les yeux vides des fenêtres on aperçoit le ciel maintenant."
Hongrie, Italie, des pays qui s'étaient ralliés au Reich hitlérien, et sur qui tombe le feu anglo-saxon. Mon troisième pays victime des bombes, c'est justement l'Allemagne, à travers un film cette fois, vu le lundi 4 avril sur Arte, Le Temps d'aimer et le Temps de mourir, de Douglas Sirk (1958). Dans ce mélodrame bouleversant, Ernst Graeber (John Gavin), après deux ans de combat, revient en 1944 du front russe pour une permission de trois semaines. Sa maison a été détruite par les bombes et ses parents ont disparu. Errant dans les ruines, il rencontre Elizabeth Kruse (Liselotte Pulver), fille du médecin de sa mère, déporté dans un camp de concentration pour avoir critiqué le régime. Les deux jeunes gens vont vivre un bref amour et se marieront avant qu'Ernst ne retourne au front où il trouvera la mort.
Ce film, admiré par Jean-Luc Godard ("Je n'ai jamais cru autant à l'Allemagne en temps de guerre qu'en voyant ce film américain tourné en temps de paix" écrira-t-il dans les Cahiers du cinéma en avril 1959), est le reflet d'un drame personnel de Douglas Sirk. De son vrai nom Hans Detlef Sierck, né le 26 avril 1897 à Hambourg, Allemand d'origine danoise, il est d'abord metteur en scène de théâtre. Il rencontre beaucoup de succès jusqu'à ce qu'il monte, en 1933, Le Lac d'argent, de Georg Kaiser et Kurt Weill, juifs engagés à gauche. La pièce devient le lieu d'un affrontement : chaque soir, raconte Marine Landrot, un tiers de la salle est rempli de nazis sifflant le spectacle, pendant que les deux autres tiers conspuent les chemises brunes et acclament la pièce...
Marine Landrot encore :
"Condamné à quitter le théâtre, après cette épreuve dont il gardera toujours un souvenir exalté, Douglas Sirk passe au cinéma, en 1934. Son génie pour diriger Zarah Leander, la future star du cinéma nazi, lui vaut une proposition empoisonnée : devenir le cinéaste officiel du Reich, à condition qu'il divorce de Hilde Jary, sa femme juive. Il paraît que le Führer, qui se fait projeter un film par soir, aime beaucoup ce qu'il fait. Hitler n'a pas dû saisir le message de La Habanera (1937), dont l'héroïne fantasque revendique le droit d'épouser un modeste torero plutôt qu'un banquier suédois. Il n'a pas dû bien regarder non plus la façon extraordinaire dont Sirk filme les domestiques noirs et asiatiques dans Paramatta, bagne de femmes (1937). Ils ne s'effacent pas devant leur maître. Au contraire, ils passent dignement dans le champ de la caméra pour devenir, l'espace d'une seconde, des personnages de premier plan d'une noblesse bouleversante..."
Il fuit l'Allemagne en 1937, laissant derrière lui un fils issu de son premier mariage avec l'actrice Lydia Brincken. Devenue une fanatique hitlérienne, elle obtiendra des autorités nazies que le cinéaste soit interdit de voir son fils.
Pour en revenir au thème des bombardements, ceux-ci sont particulièrement importants dans le film de Sirk, où, note Antoine Gaudé dans Leblogducinéma, "les longues journées sont rythmées par les alertes aux bombardements provoquant ce même mouvement répétitif vers les fameuses zones d’abris. À ce titre, la séquence la plus spectaculaire du film est probablement celle du restaurant où le couple d’amoureux formé par John Gavin et Liselotte Pulver se voit dans l’obligation de terminer le dîner dans une cave où toute la « petite » bourgeoisie allemande se retrouve cloîtrée, continuant cependant à boire et à chanter sous le bruit des explosions et dans les décombres. « Beauté » du chaos, ou comme le dit cyniquement la chanteuse « profitez de la guerre, la paix sera horrible », le film est traversé de ces moments absurdes où l’horreur de la guerre (la robe blanche en feu !) côtoie ces instants poétiques formés par la romance innocente de deux amis d’enfance. On retrouve cette harmonie des contraires ; une dialectique présente dans chaque plan de ruines où deux amants se réconfortent malgré la déchéance d’un monde qui les menace à tout instant. "Selon les Britanniques, seules "les industries-clés nazies" essuyaient les attaques de la R.A.F. |
"Nous nous étions battus toute la nuit, aux éclairs d'un orage dont les éclats brisants roulaient au loin sur le plateau. La pluie dardait des flèches phosphorescentes. Les cris des hommes, le crépitement énorme d'une fusillade frénétique, les déchirantes lueurs mauves qui vibraient à travers le ciel, des ombres d'hommes à peine entrevues, l'épaisseur des ténèbres qui refluaient sur de confuses mêlées, tout nous précipitait au coeur d'un cauchemar fantastique, nous y maintenait, nous rejetait à sa monstrueuse sauvagerie.C'était la nuit du 9 au 10 septembre 1914. Guère plus d'un mois auparavant, nous vivions dans la paix enchantée des vacances. Et voici que, le matin venu, aux lisières mêmes de l'âpre bataille, nous suivions une allée forestière dans la douceur de l'herbe mouillée. Nous venions de gagner la bataille de la Marne, mais nous ne le savions pas. Il y avait seulement ce layon glauque où nos pas s'étouffaient, cette fine pluie d'après l'orage, ce calme, ce divin silence ; et soudain, presque sous nos pas, soulevant les feuilles du vent de ses ailes, ce petit oiseau brun du bon Dieu, ce messager du monde vivant qui me disait : "Tout continue. La paix existe."
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