Bambi again

Parfois (il serait plus juste de dire "rarement") un article se détache des autres, fait soudain s'envoler les statistiques (attention, il ne faudrait pas parler de buzz, tout cela reste dans des proportions très modestes) : c'est le cas actuellement du billet Bambi § co. En tête des articles les plus consultés, après un démarrage foudroyant, qui contraste curieusement et furieusement avec l'article précédent, Le roman de Tapageaut, consacré à la place des chiens dans La Dernière Harde de Maurice Genevoix (et je comprends bien que ce sujet d'une inactualité farouche ne puisse pas toucher le grand public, et puis Tapageaut, hein, qui connaît ? ce pauvre limier des forêts, pourtant bien attachant, ne peut rivaliser en notoriété avec l'éternel Bambi). Ce qui m'intéressait surtout c'était de rappeler l'oeuvre originale de Felix Salten*, qui se voulait une allégorie de la persécution des juifs.

Cet article est donc paru le 24 mars dernier. Or, hier, j'ai appris, par la lettre d'information quotidienne de Philosophie Magazine, à laquelle je suis abonné, que Joséphine Robert avait, le 26 mars, donc deux jours plus tard, publié sur le site du magazine un article intitulé "Bambi", un conte sanglant... et philosophique (sa version intégrale n'est accessible qu'aux abonnés du site). Elle rappelle également la source du film, ce récit de Salten qu'elle qualifie de "réflexion existentielle et tragique. L’auteur austro-hongrois, précise-t-elle, nous plonge dans quelque chose de plus profond que le mythe occidental et masculin de la formation d’un jeune en chef."

Elle revient sur ce que j'ai déjà évoqué, un fait établi mais peu connu des amateurs du film : 

L’histoire de Bambi dénonce donc l’inquiétante montée du nazisme. Gobo, un jeune cerf ami de Bambi, témoigne de son expérience avec l’être humain. « Je savais parfaitement qu’Il ne me voulait aucun mal. Pourquoi aurais-je eu peur ? Vous croyez tous qu’Il est méchant. Mais Il n’est pas méchant. Quand Il aime quelqu’un et qu’on Lui est utile, Il est bon. Merveilleusement bon. Personne au monde ne peut se montrer aussi bon que Lui… ». Pour désigner les humains, Salten capitalise la troisième personne du singulier : Il, Lui. L’homme est tout-puissant, mais trompeur… Gobo, défenseur de ses propres agresseurs, se fera violemment tuer par les hommes : « Gobo gisait par terre. Ses entrailles sanglantes s’échappaient de son flanc déchiré. » Ce cerf semble incarner la figure d’une minorité soumise à la violence. L’œuvre de Salten, parue avant l’arrivée des nazis au pouvoir, frappe par son aspect prophétique.

Bambi, par Félix Salten (Bibliothèque municipale de Tours)

Et elle prolonge par une analyse plus strictement philosophique, sur la nécessité de l'autonomie, l'existence d'un être supérieur et le sens de la vie, pour conclure qu' "au-delà d’une potentielle parabole du sort des juifs d’Europe, le propos s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur la brutalité de la nature humaine. « “On a peine à imaginer qu’on connaîtra des jours meilleurs”, soupira la mère de Bambi. Tante Ena soupira elle aussi : “On a peine à imaginer qu’on a connu des jours meilleurs.” » L’omniprésence de la mort, le besoin d’agir seul, la menace des ennemis comme des proches : voilà, selon Salten, l’essence de l’existence de toute vie, humaine comme animale."

Cette quasi-synchronicité des deux articles m'a bien évidemment frappé. Cerise sur le gâteau, je tombe hier encore sur un article de France Bleu informant que la prochaine version de Bambi en prise de vues réelles sera tournée en France, en Mayenne, à l'automne 2022. Evidemment, la date de publication n'est pas anodine : 1er avril. C'est un gros poisson, mais que, sur des millions de poissons d'avril possibles, on choisisse Bambi, c'est une facétie de l'Attracteur étrange que j'apprécie particulièrement.

_______________________

* Une exposition a eu lieu à Vienne, en 2021, sur la personne et l'oeuvre de Felix Salten.

On pourra écouter aussi une émission sur France Culture consacrée à Salten (22/12/2020)