vendredi 15 avril 2022

City of Glass

"Il descendit Broadway jusqu'à la 72ème rue. Là, il tourna à gauche et arriva à Central Park West qu'il suivit jusqu'à la 59ème rue et la statue de Christophe Colomb. Il continua alors vers l'est, le long de Central Park South, jusqu'à Madison Avenue, où il vira à droite, marchant jusqu'à la gare Grand Central. Après avoir déambulé au hasard, il poursuivit vers le sud pendant un kilomètre et demi pour se retrouver au carrefour de Broadway, de la Cinquième Avenue et de la 23ème rue. Là, il fit une pause pour regarder l'immeuble Flatiron, puis changea de direction, prenant vers l'ouest jusqu'à la Septième Avenue où il vira à gauche et s'enfonça plus avant vers le sud."

Paul Auster, Cité de verre, Trilogie New-Yorkaise I, Le Livre de Poche, 1987, p.147-148.

C'est en écrivant l'article précédent que le souvenir de Cité de verre de Paul Auster s'est imposé à moi. J'ai dû le lire en 1995, et, complètement emballé, j'avais dévoré dans la foulée les deux autres tomes de la trilogie, avant de plonger dans Le voyage d'Anna Blume et ce chef d'oeuvre qui est L'invention de la solitude. La dérive alcoolisée de Yuri Andrukhovych et de son ami peintre Le Long me renvoyait soudain à la filature inquiète de Quinn, l'écrivain mué en détective de Cité de verre, à travers les gratte-ciel de Manhattan. Je relus entièrement l'ouvrage, dont j'avais oublié bien évidemment beaucoup de détails depuis ma première lecture il y a 28 ans, et je fus particulièrement saisi par cette déambulation de Quinn s'étendant de la page 147 à la page 149. Dans le passage cité plus haut, je retrouvai en quelques lignes seulement Central Park, la statue de Christophe Colomb, et le Flatiron Building, qui ponctuaient aussi l'errance des deux ukrainiens. 


Dans le roman, Quinn suit un certain Peter Stillman, tout juste relâché d'un hôpital psychiatrique et que l'on suspecte de vouloir se venger de son propre fils, prénommé Peter lui aussi, qu'il a séquestré pendant neuf années, "une enfance entière passée dans l'obscurité, sans contact humain, sauf une raclée de temps à autre". Le vieil homme, qui a pris une chambre dans un hôtel miteux qui se nomme ironiquement Harmony,  en sort tous les matins à huit heures et semble déambuler au hasard, ramassant des objets sans valeur et les fourrant dans un sac. Quinn commence à douter de sa mission, mais décide de noter tous les détails des pérégrinations de Stillman. Il en vient aussi à cartographier ses déplacements et s'aperçoit que le trajet de chaque jour correspond à une lettre. Tout cela finissant par composer l'expression Tower of Babel. Ces schémas sont inclus dans le roman original et plus ou moins repris dans la très bonne adaptation en bande dessinée de Paul Karasik et David Mazzuchelli (Actes Sud, 2013).


Je me suis alors demandé si l'itinéraire de Quinn donné avec une grande précision pages 147 à 149 ne dessinerait pas une figure symbolique quelconque. Ayant retrouvé une carte Berlitz en papier glacé de New York, achetée je ne sais plus quand à Noz, j'ai tracé au marqueur noir le chemin décrit par Auster.


Ce trajet qui commence et finit près de Central Park s'enfonce comme une pointe de couteau au coeur de Manhattan, mais je ne parviens pas à y voir une forme bien déterminée. Sans doute est-ce une fausse piste, mais cela m'a au moins permis de vérifier que le chemin emprunté est parfaitement cohérent avec la réalité des lieux. Un bel écho à cette tentative se trouve être cette planche du roman graphique montrant Quinn marchant à travers le plan de Manhattan :

Si nous revenons maintenant à la dérive de Yuri et le Long, nous y discernerons quelques résonances troublantes avec Cité de verre. Ils sont parvenus à la pointe de l'île, dans Lower Manhattan : "Après Wall Street, nous avons de nouveau pris à gauche, ensuite sur Pearl Street et je crois avoir compris pour la première fois que nous allions vers le pont de Brooklyn. Mais avant, il y a eu un phare en mémoire du Titanic, puis nous avons traversé South Street et après un certain (ou plus précisément, incertain) temps, nous avons déambulé dans la vieille ville, où je répétais tout temps que c'était Franyk, Franyk, c'est Franyk, car tout semblait trop petit pour New York." Franyk, à ce qu'il semble, n'est autre qu'Ivano-Frankivsk, la ville natale de Yuri, en Ukraine occidentale, anciennement Stanisławów, ville polonaise avant sa reprise par les Soviétiques en 1944. Une ville marquée durement, comme bien d'autres en Ukraine, par l'holocauste : "le 12 octobre 1941, pendant le tristement connu « Dimanche sanglant », quelque 10 000 à 12 000 Juifs ont été abattus dans des fosses communes au cimetière juif, par les SS allemands du SIPO et des bataillons de la police de l'Ordre, conjointement avec la police auxiliaire ukrainienne. Deux mois après le massacre, un ghetto a été officiellement créé pour les 20 000 Juifs restants, clôturé le 20 décembre 1941 et fermé en février 1943 après sa liquidation."(Wikipedia) La suite du texte d'Andrukhovych semble faire écho à cette histoire tragique, mais c'est bien de New York dont il est question : "Mais le Long disait que tout reposait sur des ossements, sur des squelettes, sur des carcasses de bateaux qui ont coulé, sur les détritus des chantiers, sur la terre apportée des fondations creusées quelque part."
Et, un peu plus loin, il commence la 17ème et dernière section de ce texte sur New York par ces mots : "Nous nous tenions sur le pont de Brooklyn et regardions la statue de la Liberté." Or, Quinn apprend à la fin du livre que Peter Stillman a sauté du pont de Brooklyn (et voilà encore une noyade qu'il faudrait rapprocher de celles d'Andrew Jackson Downing, Calvert Vaux, et le Long lui-même, surtout lui, car il semblerait que Stillman soit mort en l'air avant de toucher l'eau*).

La statue de la Liberté est évoquée dans Ellis Island, description d'un projet, un des textes de Georges Perec inclus dans Je suis né. Il est précédé d'une citation de L'Amérique, de Kafka : "La statue de la Liberté, qu'il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière. On eût dit que le bras qui brandissait l'épée s'était levé  l'instant même, et l'air libre sifflait à travers ce grand corps." Citation sur laquelle Perec aussitôt rebondit : 
"Etre émigrant, c'était peut-être très précisément cela : voir une épée là où le sculpteur a cru, en toute bonne foi, mettre une lampe. Et ne pas avoir réellement tort. Car au moment où l'on gravait sur le socle de la statue de la Liberté les vers célèbres d'Emma Lazarus** 

Donnez-moi ceux qui sont là, ceux qui sont pauvres,
Vos masses entassées assoiffées d'air pur,
Les rebuts misérables de votre terre surpeuplée,
Envoyez-les moi, ces sans-patrie ballottés par la tempête,
Je lève ma lampe près de la porte d'or ! 

toute une série de lois était mise en place pour tenter de contrôler et un peu plus tard de contenir l'afflux incessant des émigrants venus d'Italie du Sud, d'Europe centrale et de Russie."
La notice de Wikipedia sur ce poème cite explicitement Paul Auster : "Bartholdi, le sculpteur de la statue de la Liberté, avait initialement conçu celle-ci comme un hommage au républicanisme international. Mais c'est avec le poème d'Emma Lazarus qu'elle a pris sa dimension symbolique de protectrice des opprimés, de phare guidant les immigrants et réfugiés venus chercher un nouveau départ dans le Nouveau Monde."***


Retrouver Auster dans cette approche textuelle de Perec n'a rien de fortuit, comme en témoigne l'étude de  Jean-Luc Joly, (Une seconde musique du hasard : Georges Perec et Paul Auster) qui écrit : "La conjonction Perec-Auster est tout d’abord formée par certaines confluences objectives : les deux auteurs, pratiquement contemporains même si Perec se situe légèrement en amont, sont d’origine juive polonaise et leur histoire familiale est semblablement marquée par un exil où l’îlot d’Ellis Island joue un rôle historique ou symbolique particulièrement fort ; ensuite, tous deux « originent » leur entreprise d’écriture dans la mort d’un proche (le père pour Paul Auster ; le père et surtout la mère pour Georges Perec)." Le chercheur voit aussi comme l'un des indéniables traits d'union entre les deux oeuvres l'importance des contraintes existentielles. Cette question a selon lui "le mérite de mettre en exergue ce qui se joue dans ces deux œuvres quant au problème du sens, source de leur position singulière dans la modernité puisque à rebours d’une doxa de l’a-signifiance, Georges Perec et Paul Auster semblent plutôt appartenir à cette ère de l’épilogue, de l’après-mot, que George Steiner définit dans Réelles Présences comme un temps postérieur à la déconstruction nihiliste contemporaine où il s’agit pour l’essentiel de refonder le sens par la recherche et l’affirmation d’un sens du sens qui ne cède par ailleurs rien de la lucidité sémiologique acquise."****

Jean-Luc Joly définit la contrainte existentielle en dressant un parallèle avec la contrainte d'écriture : "Tout comme la contrainte d’écriture impose de restreindre le champ des possibles linguistiques, de choisir, dans la multiplicité des potentiels du langage ou de l’écriture, ceux qui répondent à une définition préalablement imposée, qu’elle soit arbitraire ou motivée, diminuant ainsi la surface du domaine de référence et permettant même parfois son épuisement, la contrainte d’existence impose de choisir, dans la multiplicité des possibles d’un acte de vie, généralement « infra-ordinaire » (se déplacer, manger, avoir des activités quotidiennes...), ceux qui ont été « définis » au préalable (ne manger que des aliments d’une couleur donnée ; se déplacer en fonction d’itinéraires réglés non par l’utile ou la nécessité, voire la pure et simple fantaisie ou l’inconscient urbain de la dérivemais bel et bien conformément à une contrainte — comme dans l’idéal perecquien de parvenir à traverser Paris en empruntant des rues dans l’ordre alphabétique par exemple)." C'est sur cette notion d'itinéraire réglé, emprunté à Bernard Magnéqui écrit dans sa préface à Perec/rinations que les itinéraires réglés « sont à la géographie parisienne ce que les textes à contraintes sont à la littérature », qu'il en vient à citer longuement Cité de verre. Mais avant cela, il repère dans le roman Un homme qui dort, publié en 1967, une évolution significative du thème. Face à l'inextricable multiplicité du monde, le héros entreprend de limiter et de contraindre sa vie, d'en tracer une épure, et, par exemple, de se donner une contrainte cartographique : l'homme qui dort doit se déplacer dans la ville comme sur un plan : "Tu inventes des périples compliqués, hérissés d’interdits qui t’obligent à de longs détours. Tu vas voir les monuments. Tu dénombres les églises, les statues équestres, les pissotières, les restaurants russes./ Avec une rigueur louable, tu règles tes itinéraires. Tu explores Paris rue par rue, du parc Montsouris aux Buttes-Chaumont, du Palais de la Défense au Ministère de la Guerre, de la Tour Eiffel aux Catacombes. Tu manges chaque jour, à la même heure, le même repas. Tu visites les gares, les musées. Tu bois ton café dans le même café. Tu lis le Monde de cinq à sept." Et parfois, note Jean-Luc Joly, un certain soulagement se fait jour : "à la sensation d’être écrasé par le réel informe et multiple succède le sentiment d’une maîtrise de ses manifestations les plus énigmatiques :
Parfois, maître du temps, maître du monde, petite araignée attentive au centre de la toile, tu règnes sur Paris : tu gouvernes le nord par l’avenue de l’Opéra, le sud par les guichets du Louvre, l’est et l’ouest par la rue Saint-Honoré."page17image11001920

La comparaison avec les déambulations décrites dans Cité de verre s'impose d'elle-même : "Tout le début de la filature est consacré à suivre le vieillard dans d’immenses pérégrinations new-yorkaises, apparemment sans but ni itinéraire précis et au cours desquelles Stillman ramasse inlassablement des objets cassés ou des rebuts de la vie citadine qu’il ramène ensuite à son hôtel et prend des notes dans un petit carnet rouge. Coïncidence qui n’en est pas tout à fait une, Quinn prend lui-même des notes sur le comportement de Stillman dans un petit carnet rouge, notes tout d’abord éparses et maigres puis bientôt plus abondantes et suivies, ce journal de filature aidant Quinn à supporter patiemment les déambulations erratiques du vieillard."

Car la question se pose : pour qui Stillman écrit-il sur le cadastre de la ville ? Une amorce de réponse est proposée :

"Les pensées de Quinn s'envolèrent fugitivement vers les dernières pages du récit de Poe, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, et vers la découverte des étranges hiéroglyphes sur le mur intérieur du gouffre — des lettres inscrites dans la terre même comme si elles essayaient de dire quelque chose qui ne pouvait plus être compris. Mais, en y repensant, cette comparaison boitait. Car Stillman n'avait laissé de message nulle part. Il avait certes créé les lettres par le mouvement de ses pas, mais elles n'avaient pas été inscrites quelque part. C'était comme dessiner dans l'air avec un doigt. L'image disparaît au fur et à mesure qu'on la constitue. Il n'y a pas de résultat, pas de trace qui marque ce qu'on a fait.

Pourtant les dessins existaient : pas dans les rues où ils avaient été exécutés mais dans le cahier rouge de Quinn."

Les hiéroglyphes d'Arthur Gordon Pym


J'ai beaucoup parlé en 2017 d'Arthur Gordon Pym, et d'Edgar Poe en général, mais Yuri Andrukhovych  évoque lui aussi le poète américain en signalant le point de départ de la dérive avec le Long, l'immeuble 2245 sur Broadway, qui n'est autre que l'épicerie fine Zabar's où ils achetèrent une bouteille de vodka. Ceci est prétexte à un questionnement sur l'adresse exacte du Long :
"Donc, si on considère que Zabar's, situé entre la 80e et la 81e Re , était sur notre chemin, on peut supposer que l'appartement du Long était quelque part entre la 81e et la 83e, pas plus haut. Car si devait être plus haut, alors il serait venu me chercher plus haut, à la 86e. Deuxièmement, il ne pouvait pas venir à la 84e, car elle avait un nom : Edgar Allan Poe Street. Il n'aurait pas passé ce fait sous silence et me l'aurait dit tout de suite. N'avions-nous pas lu à haute vois en juin 1978 les nouvelles de Poe ? N'est-ce pas à nous qu'elles ont d'abord été lues par un autre génie, Smytchok ? Ne les avais-je pas lues à Indra en fin de compte ?
Edgar Allan Poe était notre funeste ami commun."
En ce qui concerne le cahier rouge, il existe dans la réalité, comme le précise Jean-Luc Joly dans sa 58ème note de bas de page : "L’édition à part de ce texte (publiée en 1993, à tirage limité, chez Actes Sud) précise sur la quatrième de couverture : « Le carnet rouge existe bel et bien. Depuis des années, Paul Auster y consigne des événements bizarres, coïncidences, étrangetés et autres invraisemblances dont il fut un jour victime, confident ou témoin. » Naturellement, Le Cahier rouge n’est pas le seul texte de Paul Auster où les singularités du hasard jouent un rôle important (par exemple, Le Livre de la mémoire, deuxième partie de L’Invention de la solitude, consigne lui aussi les coïncidences extraordinaires, et ces dernières jouent un rôle important dans la plupart des grands romans de Paul Auster, à commencer, naturellement, par La Musique du hasard) mais son intérêt tient ici à son appartenance au genre autobiographique. Perec s’intéressait lui aussi à ces partitions de la « musique du hasard » dans sa vie et son œuvre. Sur ce point, je renvoie à : Jean-Luc Joly, « Pièges de sens. Contrainte et révélation dans l’œuvre de Georges Perec », dans : Christelle Reggiani et Bernard Magné éds., Ecrire l’énigme, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 289-304."



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* Ce ne serait donc pas à strictement parler une noyade, comme dans le cas du Long : "La mort l'avait rattrapé dans l'eau mais ce n'était pas une noyade. Peut-être que son coeur n'avait pas supporté la beuverie de plusieurs jours d'affilée et que le saut dans l'eau froide s'était avéré être le dernier excès." Yuri Andrukhovych finit par cet épilogue (au ciel) :

Volodia. Je sais que tu es en vie.
Celui qui a brûlé n'est pas toi.
Tu as sauté dans l'eau. Tu t'en es tout de même sorti."

** Vers originaux :

Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, the tempest-tossed to me,
I lift my lamp beside the golden door!

*** Cf Paul Auster : « Bartholdi's gigantic effigy was originally intended as a monument to the principles of international republicanism, but 'The New Colossus' reinvented the statue's purpose, turning Liberty into a welcoming mother, a symbol of hope to the outcasts and downtrodden of the world ». In : Collected Prose: Autobiographical Writings, True Stories, Critical Essays, Prefaces, and Collaborations with Artists. Picador. 2005.

**** J'ai lu ce livre de Georges Steiner en 1994, un peu avant, donc, de découvrir Paul Auster. J'ai retrouvé le passage invoqué par Joly, mais je ne sais plus pourquoi j'avais entouré ce mot d'épilogue (que je viens d'employer dans la première note de bas de page sans savoir que j'allais très vite le retrouver).


Pour enfoncer le clou, notons qu'à la fin de son article, Jean-Luc Joly cite, en écho à ce passage austérien, "Il chercha à quoi ressemblait la carte retraçant tous les pas qu’il avait faits au cours de sa vie et quel serait le mot qu’elle dessinerait," la fin d'un très court texte de Borges intitulé « Epilogue » (dans L’Auteur, un recueil de 1960 — Œuvres complètes, tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 61) : 
« Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde. Tout au long des années, il peuple l’espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de vaisseaux, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. »

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