mardi 18 août 2020

En cet après-midi où surgissaient les merles

 

"Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu, il chante avant de s’envoler".

  René Char, Rougeur des matinaux (Les Matinaux, 1950)

On ne se débarrasse pas si facilement de ses naïvetés. Une des miennes est de croire le dialogue toujours possible, la discussion contradictoire avec le souci d'entendre le point de vue de l'autre. C'est oublier que pour certains il ne s'agit que d'asséner son opinion et de l'instituer en vérité universelle. Détenteurs auto-proclamés d'un soi-disant bon sens, qui exonère de toute nécessité argumentative, ils trouvent dans les réseaux sociaux un terrain de chasse idéal. Ces prédateurs, dont la morgue et l'arrogance le disputent à la mauvaise foi la plus crasse, vous donnent envie de fuir ce monde (qu'ils ne se lassent pas eux-mêmes de conspuer, persuadés d'être la seule étincelle d'intelligence dans un monde d'abrutis).

Au sortir de l'une de ces joutes stériles, et devant partir quelque temps de chez moi, je me demandais quel livre emporter. Moins ce livre parlerait des hommes, mieux cela vaudrait. Et c'est ainsi que j'embarquais le Tendre bestiaire de Maurice Genevoix, acheté deux euros l'hiver dernier dans une bouquinerie de La Bourboule. La tendresse, c'est ce qu'il me fallait, quant au bestiaire, je savais depuis la lecture de ce chef d'oeuvre, Ceux de 14, que le vieux chantre du Val de Loire n'avait jamais manqué d'attention à nos frères animaux, fut-ce au coeur même, on va le voir, de la désolation et du désastre. Comme compagnon de viatique, je joignais La Descente de l'Escaut, de Franck Venaille, un recueil poétique sombre et douloureux, et pourtant, paradoxalement, allez comprendre, consolateur et revigorant.

Hier après-midi, je plonge encore une fois dans les pages jaunies du Genevoix et lis le chapitre consacré au Merle. Et, encore une fois, je suis séduit par la finesse d'écriture, la précision du lexique et le lyrisme toujours maîtrisé de l'auteur :

"Quarante printemps, dans ma mémoire, s'accompagne du chant des merles. Pas une allée de notre petit bois où mes yeux ne puissent revoir, filant du soleil à l'ombre, le vol rasant d'un merle en quête. Chaque fois alors mon cœur s'émeut au souvenir de la merlette meusienne qui filait ainsi devant moi, un lointain matin de septembre."

L'histoire, la terrible histoire des hommes, vient résonner dans ce souvenir :

"Nous nous étions battus toute la nuit, aux éclairs d'un orage dont les éclats brisants roulaient au loin sur le plateau. La pluie dardait des flèches phosphorescentes. Les cris des hommes, le crépitement énorme d'une fusillade frénétique, les déchirantes lueurs mauves qui vibraient à travers le ciel, des ombres d'hommes à peine entrevues, l'épaisseur des ténèbres qui refluaient sur de confuses mêlées, tout nous précipitait au coeur d'un cauchemar fantastique, nous y maintenait, nous rejetait à sa monstrueuse sauvagerie.

C'était la nuit du 9 au 10 septembre 1914. Guère plus d'un mois auparavant, nous vivions dans la paix enchantée des vacances. Et voici que, le matin venu, aux lisières mêmes de l'âpre bataille, nous suivions une allée forestière dans la douceur de l'herbe mouillée. Nous venions de gagner la bataille de la Marne, mais nous ne le savions pas. Il y avait seulement ce layon glauque où nos pas s'étouffaient, cette fine pluie d'après l'orage, ce calme, ce divin silence ; et soudain, presque sous nos pas, soulevant les feuilles du vent de ses ailes, ce petit oiseau brun du bon Dieu, ce messager du monde vivant qui me disait : "Tout continue. La paix existe."

Je suis saisi. Je ne vais guère plus loin cet après-midi là. Un moment plus tard, j'oblique sur Venaille, j'achève La Descente sur l'Escaut et commence à feuilleter le recueil qui suit : Tragique (2001). Et là, je réalise que l'oiseau est aussi chez Venaille un thème fréquent, et, singulièrement, le merle (p. 229):

En ces après-midi où surgissaient les merles

- petits orateurs agités et pugnaces -

je ne demandais rien d'autre à la vie que cela

partager le silence capiteux

me laisser abuser par leur si incompréhensible joie

et

pourquoi pas ?

à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires

afin de la cacher au regard d'autrui

en ces après-midi où surgissaient les merles. (...)

Mais aussi, plus tôt dans le recueil, en ce poème justifié (p. 160) :

des vasques,  pleines encore des souvenirs

du chant des merles,  sourd  maintenant la

brume du couchant -  là, en un dernier feu

le dernier homme brûle votre robe impudi-

que : par  mélancolie  de ce jour  finissant

Arrêt encore une fois. Interruption. Il faut prendre le temps de savourer ces résonances, les laisser s'épandre en soi. Je referme le volume. Mais un autre courant bientôt me traverse, une impulsion soudaine me conduit vers une bande dessinée : Le Rapport de Brodeck, de Manu Larcenet, d'après le roman de Philippe Claudel. C'est une conversation de samedi dernier, sur les rives de l'Indre, avec Santana Alcala, qui m'est revenu avec la force d'un piège tout à coup détendu. Il avait offert de me prêter les deux volumes de l'oeuvre, mais ce n'était pas la peine, ils étaient déjà dans la maison où j'étais accueilli.  J'ouvre séance tenante le premier tome de cette puissante histoire, elle aussi âpre et douloureuse, et déjà l'oiseau s'annonce, case 2 de la première planche :

 

Il ne faut pas longtemps pour comprendre que l'oiseau sera omniprésent dans l'album, jamais directement au coeur de l'intrigue, mais vigie inlassable, témoin muet, sentinelle du drame, solitaire ou en bandes organisées :

Page 29

Page 31

La coïncidence ne s'arrête pas là, elle se fait pétrifiante quand surgit soudain le merle même, en toutes lettres :

Page38

Page 133

Et n'est-ce pas le merle lui-même qui pose sur la branche enneigée à la première planche du tome 2 ?

Et, ce matin, comme pour parachever cette triple surgie du merle dans ma vie, alors que je recherche une illustration pour Venaille, je tombe sur cet article d'En attendant Nadeau, Hommages à Franck Venaille, daté du 23 octobre 2018, peu après le décès du poète en août précédent. Or, l'hommage de Norbert Czarny commence ainsi :

Et on peut y lire ceci : 

"Mais qui contemple cette ville ? Le poète qui a vieilli ? L’enfant qu’il était et dont il raconte les émotions, les croyances naïves, les désillusions ? L’adulte et l’enfant, ensemble, mais aussi un de ces oiseaux qui traversent les pages, dont ces mouettes si nombreuses qui poussent des « kra… kra » qui grincent, rappelant que le tragique a ses limites. Et surtout le « merle baroque » qui se moque, le merle primesautier et sautillant qui imprime son rythme à la prose, la fait passer du tragique au drôle, du sinistre au léger dans ce flux ininterrompu du paragraphe : « Nous avons tous besoin d’un merle qui nous ramène à l’enfance profonde. Ou bien nous y conduise »." [C'est moi qui souligne]

A ma tante Madeleine, décédée le 14 août à Mascoutah, dans l'Illinois, où vivait la fille de Philippe, son mari.

2 commentaires:

Doc a dit…

Merle noir sur merle noir, la troupe de merles noirs assombrit le ciel. Tous les merles sont-ils partout si noirs ? Non, et pour preuve l’écrivain et dessinateur Jean de Boschère a habité au pays du Merle Bleu. Pour habiter au Pays du Merle Bleu, prenez un merle bleu ; et c’est là que tout se complique. Pour avoir habité au Pays du Merle Bleu Jean de Boschère ne l’a pourtant vu que deux fois.
« Un oiseau était là, lissant quelques plumes qui s’étaient retroussées pendant qu’il se déposait sur une mince branche. C’était celui que dans toutes les langues latines on nomme le solitaire, le Merle Bleu. Est-ce un oiseau ou un esprit de la poésie, qui se manifeste sous l’aspect d’un petit flocon de fumée d’azur ? D’abord on ne peut pas accepter que ce ne soit qu’un oiseau. Il est entouré, il garde autour de lui un tel secret, qu’il semble ne pas être affligé d’un organisme si précis et si misérable que celui des autres créatures. Il est certes descendu là, mais on ne s’imagine pas qu’il soit arrivé d’un endroit terrestre, ni qu’il aille repartir, peut-être avaler des larves. Il va certainement disparaître sans laisser de traces.
Puis il chanta, au-dessus de mon immobilité, dans le monde de violettes du pin. L’esprit chanta ses notes indicibles dans sa robe bleue, qui est comme des bleuets mêlés à des pensées sombres. Je ne le revis qu’une seule fois. Personne ne le connaissait, ni même son chant. Il disparut comme je l’avais prévu, sans bruit. »
Mais quel est donc ce Pays ? Pour J de B. c’est « un pan de la campagne romaine ». Une recherche sommaire me fait penser que ce « monticole merle bleu », du moins est-ce mon hypothèse du nom de l’espèce, habite sur le strict pourtour méditerranéen. Là-bas, ce n’est pas la Mer Méditerranée qui est bleue, c’est le Merle.

Patrick Bléron a dit…

Merci, Doc, pour ce beau morceau de prose boschérienne. Rappelons pour ceux qui l'ignorent encore que Jean de Boschère, poète et dessinateur, se réfugia à La Châtre pendant la dernière guerre et y termina son existence.