mardi 25 août 2020

Lilith et le Métier de vivre

En revenant du plateau de Millevaches la semaine dernière, nous fîmes une courte escale à Aubusson, le temps d'un rafraîchissement dans la rue principale. Mais pas seulement. Une bouquinerie imposa aussi un arrêt : elle était pleine de merveilles ; un Giono, un Genevoix, un Canetti tombèrent dans ma besace, en même temps qu'un mince essai de Chantal Thomas, Comment supporter sa liberté (Payot, 1998). C'est lui que je lus en premier, récit alerte et allègre d'une femme revendiquant avec insolence ou espièglerie son indépendance, pas un brûlot féministe mais de son propre aveu, "une incitation aux déplacements, aux absences"- il s'agit de proposer des "manières d'habiter les marges, d'inscrire les mirages, de célébrer sa solitude." La littérature est reine dans ces parages : le dernier chapitre est ainsi intitulé "Question de style" et évoque Casanova et Cesare Pavese, dont Le Métier de vivre ne fut pas pour elle "un livre parmi d’autres : pendant des années, disait-elle en 2004 à Mona Chollet, je l’emportais partout, quand je déménageais c’était la première chose que j’installais... Il est lié à certaines chambres, à certaines arrivées : je revois exactement à quel endroit je l’avais placé dans la première chambre où j’ai dormi à New York... Je pense que la culture, au sens vivant du terme, c’est ça. Et ce qui est beau, c’est que pour chacun, c’est une sorte de configuration unique."

On sait que Pavese s'est suicidé le 27 août 1950, mais à travers ce geste, Chantal Thomas voit autre chose que la marque d'un ratage. "L'idée du suicide, écrit-elle, finit par s'imposer lorsque, par suite de l'usure et de l'épuisement du "stock vital", elle ne peut plus avoir le rôle actif et positif de "protestation de vie". Elle est inéluctable lorsque, devant la mort, on n'éprouve plus le sentiment inouï d'être encore vivant, que l'on n'éprouve plus rien. Mais alors, poursuit-elle, n'est-il pas trop tard pour avoir encore l'énergie de se tuer ? Tout le suspense se joue là. Car si la frontière qui sépare la vie de la mort est fragile, quoique irréversible, celle qui sépare la vie de cette non-vie qu'est sa perpétuation fantômale ou mécanique, en l'absence de toute adhésion à soi, de tout projet réfléchi, de toute envie mentale ou physique, l'est également." Et Chantal Thomas d'invoquer alors un autre écrivain italien : "Et c'est de cette mort d'avant la mort qu'étaient d'abord assassinés les déportés d'Auschwitz : "De ma vie d'alors, il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid.", écrit Primo Levi dans Si c'est un homme, et il ajoute : "Je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer". Il devait se suicider en 1987, à Turin, sa ville natale."  

Primo Levi, je le retrouvai le lendemain même, à la lecture d'un autre livre passionnant, à la croisée de la pédagogie et de la philosophie, celui de Renaud Hétier, Cultiver l'attention et le care en éducation, A la source des contes merveilleux (PURH, 2020). 

"Qu'en est-il de notre sens moral, si nous ne sentons pas - et donc ignorons - l'existence de ce que nous détruisons ? Quand Primo Levi évoque le regard du SS qui balaie l'espace sans voir les prisonniers, du moins sans voir que les prisonniers sont des individus, des individus humains, dont il serait possible de se rapprocher, avec qui il serait possible de parler, il témoigne d'une indifférence qui est indissociablement insensibilité "physique" et morale. L'indifférence morale (ce ne sont pas des hommes) génère l'indifférence sensible (je ne les vois même pas). Mais l'indifférence sensible aboutit aussi bien à l'indifférence morale."(p.46)

 

Primo Levi

Deux pages plus haut, Renaud Hétier entendait montrer que toute une vie, visible, se "cachait" dans les détails. Le fond de sa thèse est qu'être humain, c'est être capable de porter attention à des détails, des détails importants en ce qu'ils permettent d'exister et de vivre sa propre vie, et de saisir au moins en partie la situation d'autrui dans sa singularité. "La vie peut tenir, affirme-t-il, à un fil, à un détail, non pas  - seulement - du point de vue du destin, mais du point de vue du rapport à la vie. C'est même parfois en un détail et un seul que toute la vie se tient, notamment quand elle s'absente partout ailleurs." Et il en appelle alors à un autre témoin des camps de concentration, Victor Frankl : "Alors qu'il fait un travail absurde et épuisant, alors qu'il est insulté par un garde qui passe à proximité de lui, il voit cependant ceci : "un petit oiseau vient se percher sur le monticule de terre que j'avais creusé ; ses petits yeux vifs se posèrent sur moi. Il me regarda longuement"."(C'est lui qui souligne)

Un tel détail ne pouvait incidemment que me parler à moi-même très fortement, à moi qui consigne les apparitions d'oiseau ces derniers jours, oiseaux noirs en l'occurrence, merles, cormorans, corbeaux... Alors quand cet après-midi, Primo Levi s'est une nouvelle fois invité à l'occasion d'une simple notification Facebook, je me suis souvenu soudain que j'avais un autre livre de lui, et c'était l'un des 22 livres trouvés sur le trottoir de la brocante des Marins le 3 juin 2018. J'allais le chercher dans la pile où je les tiens encore regroupés, c'était Lilith, un recueil de nouvelles édité pour la première fois en France, par Liana Levi en 1987. Année de son suicide, sur lequel revient Nicole Chardaire dans sa présentation : parmi les silhouettes croisées par Primo Levi à Auschwitz, il y avait en dernier lieu Lorenzo, un maçon italien,  qui pendant des mois lui fit passer, au péril de sa vie, une gamelle de soupe. Sans cet apport régulier de calories, le frêle chimiste n'aurait peut-être pas survécu. Levi raconte qu'il retrouve après la guerre Lorenzo dans son village de Fossano, épuisé, non pas du chemin parcouru après avoir quitté le camp en janvier 1945 "mais fatigué mortellement, d'une fatigue sans retour". " A Auschwitz, explique Nicole Chardaire, il n'était pas un déporté, puisqu'il faisait partie des travailleurs civils, néanmoins, il se mourait du "mal des déportés"... Beaucoup plus tard, le 11 avril 1987, n'est-ce pas aussi le "mal des déportés" qui conduira Primo Levi au suicide, lorsqu'il se jettera du haut de l'escalier de son immeuble à Turin ?"

Toujours est-il que je fus une fois de plus saisi en découvrant la couverture de Lilith : l'oiseau noir, ici du même métal que les barbelés, se dressait sur un fond étroit de ciel bleu.

 

Ecrit en partie en écoutant "Les gestes de la survie", Pages arrachées à Primo Levi (2/5), avec Pierre Pachet (France-Culture).

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