dimanche 5 novembre 2023

Tout ce qu'il entendra, il le dira

D'Amélie Nothomb, je n'ai jamais parlé ici, et ça n'a rien de surprenant car je n'avais jamais lu d'elle que son premier roman, Hygiène de l'assassin, publié en 1992. Et ensuite plus rien, assez curieusement, car je crois bien que le livre, sans m'éblouir, m'avait plu. Ce fut en tout cas un succès immédiat pour la jeune écrivaine d'alors, succès qu'elle ne cessa de confirmer. Peut-être est-ce sa prolificité qui m'a retenu. Elle n'avait nul besoin de mon suffrage, mais j'aimais bien l'entendre lors de ses tournées promotionnelles, car elle a une vraie originalité, de l'humour et la pudeur qui laisse juste entrevoir la souffrance. L'ayant vue évoquer son dernier opus, Psychopompe, j'ai eu envie, une fois n'est pas coutume, de le lire. Je tombai dessus à la médiathèque, c'était parfait. J'avalai très vite les cent cinquante pages de ce récit vif qui commence par le conte nippon de la femme-grue que lui racontait Nishio-san (qu'on suppose être sa baby-sitter,) quand son père, diplomate, était en poste au Japon. Il sera donc beaucoup question d'oiseaux dans ces pages. Au mitan du livre, Amélie Nothomb raconte le viol dont elle fut victime à douze ans sur une plage du Bangladesh. Elle n'emploie pas le mot mais la scène n'est pas pour autant édulcorée, cela tient en une page à peine, en quelques phrases qui disent sans la moindre trivialité l'horrible saccage : "Quelque chose s'éteignit en moi. On ne me vit plus dans aucune eau."

Et l'oiseau va conclure le récit de ce segment infiniment douloureux de sa vie : "Cet après-midi-là, je vis voler au-dessus de la plage l'hirondelle fluviatile. D'habitude, elle n'allait pas jusque-là. Couchée sur le sable, je l'observais. Elle me proposait une interprétation. La violence des mains de la mer avait arraché la coquille, je n'étais plus l'oeuf que j'avais été. Oisillon dépourvu de plumes, il me faudrait accéder au statut d'oiseau. Cela serait monstrueusement difficile."

Contre le vide, affirme-t-elle encore, elle n'avait que les oiseaux. Elle rêvait plus que jamais de savoir voler, d'échapper à la pesanteur. Mieux, dans un rêve récurrent, elle découvrait la gymnastique qui permettait l'envol, mais au réveil, elle avait beau essayer, elle restait clouée au sol. Elle ne désespérait pourtant pas d'y parvenir un jour. Ce néant qui l'accablait, les oiseaux en faisaient un terrain de jeu : "Qu'est-ce que voler sinon s'adonner à l'ivresse du vide ?"

Dans ce temps difficile, elle n'en continuait pas moins d'étudier le grec ancien. C'est ainsi qu'elle apprit qu'Hermès, le dieu aux pieds ailés, était qualifié de psychopompe, autrement dit de passeur accompagnant les âmes des morts dans leur voyage. Et dans la religion chrétienne, l'oiseau psychopompe étant le Saint-Esprit, figuré par la colombe descendant sur la Vierge Marie lors de l'Annonciation, elle pense alors : "Et si c'était moi ?"


Annonciation,  Fra Angelico, v.1437

Annonciation (détail), l'hirondelle indique la saison où se déroule la scène, censée se produire le 25 mars, neuf mois avant la naissance de Jésus le 25 décembre) 

On peut lire alors ce passage assez hallucinant, qui laissera dubitatif, je suppose, nombre de ses lecteurs habituels : "La Trinité proposait des emplois que j'avais examinés avec sérieux. Le Père, non, je n'étais pas taillée pour ce costume, par ailleurs magnifiquement porté par mon père. Le Fils, j'avais envisagé ce rôle avec enthousiasme, mais ma découverte récente de la souffrance avait mis un terme brutal à cette ambition. Je ne voulais pas d'une carrière comportant une douleur à ce point absolue. Le Saint-Esprit, pourquoi pas ? Existait-il une raison d'exclure cette hypothèse ? D'autre part, qui mieux que moi convenait ?" Elle ironise bien sûr immédiatement après sur la mégalomanie du projet, mais il ne faut pas pour autant y voir une démystification. La Trinité doit être prise au sérieux. Pierre Cormary, dans Zone critique,  écrit avec justesse : "Où Pierre Michon disait-il que toute littérature digne de ce nom était une reprise de la Bible ? Après le Fils (Soif2019), le Père (Premier sang, 2021 et prix Renaudot), voici le Saint-Esprit, aboutissement de cette si singulière trinité d’Amélie Nothomb, à la fois traité d’ornithologie, art d’écrire, cinquième Accord toltèque s’il en est mais aussi Passion et résurrection de l’autrice qui se livre ici comme jamais."

Et je ne pouvais m'empêcher à ce moment-là de repenser à un passage de La Divine Comédie, non pas le poème de Dante mais le livre d'entretiens autour de l'oeuvre entre Philippe Sollers et Benoît Chantre, que j'avais lu à sa parution en l'an 2000 et que je venais de relire :

"Nous sommes toujours dans ce ciel de Vénus, où Dante vous rappelle - et il faut que nous nous en souvenions en même temps que lui - que le Père c'est la puissance ; le Verbe, la sagesse ;  l'Esprit Saint, l'amour. On réfléchit trop peu sur cette Troisième Personne. Le Saint-Esprit, que fera-t-il dans le temps de son avènement ? Augustin, dans son De Trinitate, a une formule sublime : "Tout ce qu'il entendra, il le dira." Il faut savoir entendre pour dire : il n'y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre." "Tout ce qu'il entendra, il le dira" : c'est la raison pour laquelle, au chant X du Paradis, Dante vous convoque en tant que lecteur, pour que vous entendiez ce qu'il vous dit et pour que vous vous nourrissiez de cette substance étrange qui vous permettrait de dire ce que vous entendez. "(p. 349)



Amélie n'est-elle pas aussi celle qui, par l'écriture, comme Dante, dira tout ce qu'elle entendra ? 

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