"Les marécages s'enfoncent, embrumés et opaques. les villes, Houma, Lafourche, on les traverse un jour.
On roule jusqu'à Isle de Jean-Charles, sur le bord du Golfe du Mexique, une île accidentelle et continentale et dérivée, née d'une dislocation, d'une fracture. Une terre désolée qui survit à l'engloutissement, au bout des bayous. Pour y accéder, il n'y a qu'une seule route qui perd régulièrement la bataille contre les éléments. Ensuite s'alignent de pauvres maisons de bois."
Frank Smith, Katrina, Isle de Jean-Charles, Louisiane, Éditions de l'Attente, 2015, p. 13
Cette route, Hélène Gaudy l'évoque au début d'Archipels : "La bien nommée Island Road est un cordon qui surnage entre le ciel et l'eau , reliant l'île à la côte dans un matin vaste et éclatant, immortalisé par la mauvaise photographie des camions de Google. De temps en temps, un panneau tente de rappeler que le temps existe, le temps et la distance, que quelque chose un jour viendra briser cette droite, ce bitume, cette lumière. Ce que le dernier panneau a un jour indiqué est effacé - une surface blanche, muette, maculée de rouille et de terre." (p. 11-12)
Island Road |
Si j'ai fait le lien entre Archipels et le récit de Francesca Pollock sur son père Charles Pollock, c'est sans doute aussi parce que le souvenir de la rencontre récente avec Hélène Gaudy était resté vif. Elle avait eu lieu dans le cadre du Goncourt des détenus, que j'ai déjà évoqué ici à plusieurs reprises. L'écrivaine était venue, accompagnée de son éditrice, à la centrale de Saint-Maur, présenter son ouvrage et discuter avec les participants au prix, et les bénévoles de Lire pour en sortir avaient été conviés aussi. Un beau moment, car bien qu'à la vérité les détenus n'avaient que modérément apprécié Archipels (et ils donnèrent leur avis sans hypocrisie), l'humilité et l'affabilité d'Hélène Gaudy (qui entrait dans une prison pour la première fois) permirent de féconds échanges. Je n'intervins, lors de cette réunion, qu'une seule fois, pour poser une question sur cette Isle Jean-Charles précisément, dont la présence en tête du livre m'intriguait. Et Hélène Gaudy confirma que la découverte de cette terre menacée de disparition, portant le même prénom que son père, fut l'élément déclencheur de son écriture.
Un peu plus loin dans le livre, elle cite une légende de la tribu des Chitimachas (avec les Biloxi et les Choctaw, une des trois tribus amérindiennes occupant l'Isle depuis des lustres) : le bayou Tèche, formé dans l'ancien lit du Mississipi, serait l'empreinte du corps d'un serpent géant abattu à coups de flèches. "L'eau, écrit-elle, fait son lit dans l'empreinte de ce qui a disparu, se coule dans le sillage des serpents qui meurent comme on se glisse dans le creux de ceux qui nous précèdent." (p. 56)
Dans la recherche de ce père qui affirme n'avoir pas de souvenirs d'enfance, cette légende du serpent devient une métaphore pour traduire le mouvement de la connaissance, de la traque indiciaire nécessaire quand l'accès à la mémoire directe ne semble pas possible : "Je marche sur les traces de mon père comme un pisteur dans la neige. Des traces neuves, encore vives, que je voudrais interroger alors que ses pieds viennent à peine de laisser dans le blanc leur empreinte : les saisir et le saisir, lui, dans la même mouvement, voir comment il voit, comment il les comprend - que chaque trace suscite une parole, et chaque parole une nouvelle trace." Et elle termine ainsi la première section du livre (qui en compte cinq), section intitulée Bayou, par ce paragraphe : "Dehors, la nuit est tombée, franche. Le sol est luisant de pluie fraîche. Les lumières de la ville m'accompagnent. Je vais me donner un an. Un an pour le connaître autrement que par nos mots, ou avec eux s'ils nous viennent. Pour chercher avec lui la chimère - tracer le lit du serpent."(p. 58, je souligne)
Isle Jean-Charles |
La métaphore du serpent, on la retrouve dans Mon Pollock de père, quand Francesca essaie de cerner la relation de Charles (elle s'adresse à lui de façon posthume) avec son frère Jackson Pollock :
"Les convergences entre toi et ton frère abondent. Chacun semble avoir réglé son pas sur celui de l'autre mais, secrètement. J'ignore ce qui s'est passé entre vous. Ce que je sais, c'est ce que j'ai vu de toi, et ce que tu as essayé de me cacher : ce trésor que j'ai fini par découvrir. Aujourd'hui que tout a été défriché, cela me semble vertigineux, tant tes actes ont porté à conséquence. Avec ces pages, comme avec tes œuvres, j'essaie d'insuffler de la vie là où elle brillait par son absence. J'ai en tête cette image du serpent. Comme si tu m'avais donné pour père la peau morte du serpent qui mue. Moi, ce que je veux, c'est un vrai père, un père qui tient, celui qui vient après la mue, révélé derrière l'apparat du mort." (p. 119, je souligne)
CHARLES POLLOCK ROME SIX, 1963 Huile sur toile / Oil on canvas 170 x 140 cm |
La mue du serpent est une image employée également par Hélène Gaudy : "Tous ces fétiches en rang, ces babioles, ces ficelles, toutes ces couches comme une mue, une peau, j'essaie de les prendre de vitesse, de les écouter tant qu'il est là pour traduire." (p. 57)
Flooding on Island Road, View toward Isle de Jean Charles from Pointe-aux-Chenes, Louisiana, Kael Alford (2008) |
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