mercredi 11 décembre 2024

Bout du bout du bayou

J'ai lu avec le plus vif intérêt Mon Pollock de père, de Francesca Pollock. J'ai découvert que dans l'ombre du célèbre Jackson Pollock il y avait un grand frère, Charles, sans qui rien ne serait sans doute arrivé. Cette quête d'une fille pour mieux comprendre un père disparu alors qu'elle n'avait que vingt-et-un ans m'en a très vite rappelé une autre, transcrite dans ce récit qui se nomme Archipels. Publié aux éditions de l'Olivier en cette année 2024, sélectionné pour le Goncourt, et que nous devons à Hélène Gaudy.

Les résonances entre les deux ouvrages sont étonnantes. 

Voici l'incipit du Pollock : "Mon père est un artiste peintre américain qui a traversé le vingtième siècle, de son Colorado natal jusqu’à Paris, où il a passé les dix-sept dernières années de sa vie. À sa mort, il a laissé une production que personne n’avait vue et une histoire ignorée de tous. Ce que j’ai le mieux connu de lui, c’est son silence – un silence qui a fini par faire de moi une archéologue de sa pensée et de son œuvre." (C'est moi qui souligne)

Archipels : "Je suis fâché avec mes souvenirs, ajoute-t-il gentiment, désolé de ne pouvoir mieux me satisfaire. / Il me confie qu'il se sent perdu, "déboussolé". Il résume : ce n'est pas une très bonne période. Chaque phrase se rapportant à sa personne suscite un léger mouvement de tête, des paupières qui se baissent. Toujours, mon père contourne la parole, ou la parole contourne mon père." (p. 19, c'est moi qui souligne)

Il ne s'agit pas de dire que ces deux histoires sont homothétiques. Non, car il y a d'abord une grande différence : Francesca entame le travail autour de son père après sa mort, tandis qu'Hélène Gaudy effectue le sien alors que Jean-Charles Gaudy est encore vivant, fatigué certes, mais bien vivant, en pleine possession de ses moyens intellectuels.

On aura noté le prénom : Jean-Charles pour Hélène Gaudy, Charles pour Francesca Pollock.

Charles Pollock à Okemos, dans le Michigan, en 1960.

Au-delà du prénom commun, les deux hommes partagent une même condition d'artiste.  

Très vite, dans Archipels, il est question de l'atelier, ce local dans le douzième arrondissement où Jean-Charles a peint pendant vingt ans,  a accumulé les tableaux, les livres, les masques africains, les éditions originales des surréalistes, les cadrans d'horloge et les carafes en grès, etc, etc. Jusqu'à ce que l'espace soit saturé, menacé d'écroulement : "Souvent, il pense à ces reliques qui reposent, là-bas, sans personne pour les voir : ces strates entre lesquelles il ne parvient plus à établir de lien, de direction, comme si tout cela n'avait servi à rien ou comme s'il ne parvenait plus à voir à quoi ça sert." (p. 21)

A cet atelier correspond dans le récit de Francesca l'immense entrepôt de New York, dans le quartier de Harlem. A l'entrée de ce bâtiment sombre et gris qui lui évoque une prison, elle est prise de vertige : depuis plus de vingt ans dormaient là des dizaines de toiles enroulées sur des cylindres et toute une série de tableaux recouverts d'un plastique transparent, des œuvres qu'à Paris personne n'avait jamais vu, et qu'elle va dès lors, avec l'aide de sa mère, s'évertuer à faire connaître.

Une autre grande différence sépare Charles Pollock de Jean-Charles Gaudy : le premier est l'aîné de cinq frères, le second est fils unique. Mais c'est bien autour de la fratrie que se nouent les destinées : parmi les nombreuses collections de l'atelier, il y a celle des fétiches. Et parmi ceux-ci, la famille africaine des ibeji. Hélène Gaudy s'attarde sur les ibeji car ces statuettes des Yorubas du Nigeria représentent des jumeaux disparus. Quand l'un des deux jumeaux meurt, on pense que son âme appelle celle de son frère ou de sa sœur pour qu'elle le rejoigne, mettant ainsi sa vie en péril. Pour rétablir l'équilibre, les parents font réaliser une statuette qui sera comme le réceptacle de l'âme afin de réunir l'esprit des deux enfants. Elle sera dès lors considérée comme un membre de la famille.

"Le premier né des ibeji est nommé Taiwo. Plus curieux et hardi, il est paradoxalement considéré comme le plus jeune, comme si son appétit était une source de jouvence, tandis que le second, nommé Kehinde, serait plus prudent et réfléchi.
Quand mon père et moi étions frère et soeur de l'enfance, nous n'avions jamais le même âge. Il était tantôt le Taiwo, plus naïf, plus téméraire, tantôt le Kehinde, hésitant et inquiet. Nous avions des amorces de dispute, des luttes d'influence mais il s'avouait vite vaincu, détestait le combat. Je restais seule à mener nos luttes fratricides. Ma colère n'affrontait plus personne puisqu'il avait brutalement repris son corps d'adulte. Il avait déserté." (p. 32-33)

 

Ibeji (Metmuseum)
 

A ce passage singulier ("Quand mon père et moi étions frère et sœur de l'enfance"), on peut faire correspondre cet autre texte curieux, écrit par Francesca après une mésaventure à Venise. Invité en 2015 par le musée Guggenheim à l'occasion d'une exposition, elle chute lourdement dans l'eau d'un canal. Il lui faut plusieurs heures pour reprendre ses esprits, puis elle rédige une lettre à la Punta de la Dogana. "Cette lettre, écrit-elle, qui me paraît étrange à la relecture, mais que je donne ici sans la retoucher, est une allégorie de la fraternité, de ce corps-à-corps impossible que j'ai vécu avec les œuvres. Chuter puis ne plus pouvoir bouger, se sentir humilié alors même que l'on est à bon port... Est-ce cela que tu as vécu ?"

La lettre est adressée au frère que je n'ai pas eu. Je n'en donnerai ici qu'un court extrait, la fin en fait: "Une trentaine de regards, tournés vers moi, m'écoutaient parler de toi - l’œuvre d'un père. [...] Le lendemain, je retournai te voir une dernière fois. J'avais le sentiment de voir certaines œuvres pour la première fois. Je me surpris même à lire les cartels, ceux-là mêmes que j'avais rédigés ! Il était temps de partir. Partir pour de bon. Tu étais au calme, entouré, loin du tumulte de la ville et de la Biennale, et, je le savais, tout le monde, enfin, te voyait." (p. 70-71)

Finissons pour aujourd'hui avec cet autre écho entre les deux récits. On a vu que l'existence de Charles Pollock et de sa fille Francesca se jouait entre l'Europe et l'Amérique, du Colorado natal à Paris où il décède. Or, Archipels s'ouvre par ces lignes-ci :

Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père.
Chaque jour, elle s'enfonce un peu plus sous les eaux.
J'ai appris, en même temps que son existence, qu'elle s'apprêtait à disparaître.

Par curiosité, je suis allée voir, sur un logiciel de cartographie virtuelle, à quoi elle ressemblait : à peine une terre, juste un ruban survivant parcouru des lacis immobiles d'une eau pâle. A peine une île, un réseau de rives poreuses, ligneuses, enchevêtrées. L'Isle de Jean-Charles, oubliée des Amériques, bout du bout du bayou. (p. 11)

Quelques jours plus tard, je réalisai que j'avais déjà lu un autre récit sur cette Isle Jean-Charles :  il s'agissait du très beau Katrina, de l'écrivain et vidéaste  Frank Smith.


De tout ceci nous reparlerons bientôt.




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