mardi 25 mars 2025

Robert le Diable ou le Teigneux

"Aux Kerguelen se trouvaient rassemblés l'harmonie de cette campagne parcourue dans les premiers instants du jour et l'univers mythologique inventé par Poussin. Je rends grâce à ces Rogations qui ont habité tant de mes rêves. Ne relevaient-ils pas d'un mécanisme de survie ? Une sorte de restauration ou de compensation effaçant la menace du jour."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, Equateurs, 2025, p. 199. 

A ce moment du récit, Jean-Paul Kauffmann raconte comment il a survécu pendant ses trois années de détention au Liban, comment la hantise de la mort qui le harcelait pendant la journée s'effaçait pendant la nuit, laissant la place aux rêves, à ces rêves "qui se déroulaient dans cette région lointaine et radieuse de l'enfance". Aucun cauchemar en ces nuits d'otage. Qui ne gardaient que les souvenirs qu'il dit enchantés. Nuits qui n'avaient semble-t-il qu'un objectif : "réunir ce qui se désagrégeait."

Alors il me faut revenir sur ces Rogations, ces processions de plein champ, menées de grand matin, et retourner voir ce qu'en dit Philippe Walter, professeur de littérature française du Moyen Age à Grenoble-III. Le mot Rogations - qu'on peut rapprocher du latin rogare, demander (et JPK rappelle justement les Ora pro nobis et les Te rogamus audi nos ("Nous Te supplions, entends-nous") qu'il devait répéter à la suite de l'abbé Brionne)-, pourrait bien être aussi, selon lui, "une approximation sonore destinée à effacer dans les mémoires un nom probablement indo-européen de la même famille que Robigo et Robert. Le mythe fossilisé (et christianisé) pouvait alors en toute impunité se transposer dans la fête chrétienne des Rogations et dans certains récits médiévaux comme le roman de Robert le diable." (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p. 137)

 Robert le Diable, Paris, BnF ms fr. 25 516, xiiiexive.
 

Un premier récit anonyme du xiie siècle relate l’histoire légendaire d’un certain Robert le Diable, fils d'Aubert, duc de Normandie. Walter le décrit comme un nouvel Attila qui incendie tout sur son passage, particulièrement les abbayes, torture pèlerins et marchands, trucide moines et religieuses, viole les femmes et veut même décapiter les chevaliers vaincus en tournoi. Cette barbarie s'explique par les circonstances de sa naissance : sa mère, la duchesse Yde, stérile, lasse de prier Dieu pour la venue d’un enfant, se tourne vers le diable qui exauce ses prières. Ainsi fut conçu Robert le Diable, dont la rédemption adviendra par sa conversion religieuse. 

Philippe Walter rapproche ce récit d'un très ancien texte mythologique hindou, l'Aitareya Brâhmana, qui racontait déjà l'histoire du roi Hariçcandra qui n'avait pas de fils (bien qu'il disposa de cent femmes) et qui fut aidé par le dieu Varuna, le roi des eaux, en échange du sacrifice de ce fils à venir. Le roi accepta et vint au monde Rohita, "le rouge". De même, le Robert médiéval est "un personnage rouge (ou roux) primitivement attaché à la "rouille" des Rogations." La rouille est une maladie cryptogamique qui affecte les céréales. Dans la mythologie romaine, Robigus (associé à sa sœur Robigo) était le dieu des cultures céréalières et de la gelée. Possédant le redoutable pouvoir de provoquer la rouille, on les fêtait le 25 avril lors des Robigalia au cours desquelles on procédait au sacrifice d'un chien roux. Le flamine de Quirinus, qui était chargé du rituel, "invitait la rouille (Robigo) à frapper plutôt les armes que les blés. Il souhaitait que la menace céleste s'en prenne plutôt à ce qui est nuisible aux hommes (le fer des armes) qu'à ce qui leur est indispensable pour vivre (les récoltes)."

La bénédiction des blés en Artois, Jules Breton, 1857, Musée d'Orsay
 

Philippe Walter rattache Robert le diable au mythe de l'homme aux cheveux roux qui parcourt tout l'imaginaire occidental : "Le conte folklorique du Petit Jardinier aux cheveux d'or l'a perpétué dans la tradition populaire. Il confirme le caractère féérique de cet être hors du commun qui possède une nette ascendance de héros mythique."

Ce conte (nommé aussi le Teigneux dans certaines versions) commence ainsi (l'incipit est particulièrement parlant compte tenu de ce que nous venons d'apprendre sur la rouille) :

Il était une fois un homme sauvage à la peau brun-rouge comme du fer rouillé. On l’avait trouvé, allongé, au fond d’un marais. Le roi l’avait fait mettre en cage, devant son château. La clé de la cage, c’est la reine qui la gardait.

Tous les jours le petit prince vient jouer autour de la cage avec sa balle d’or.
Un matin, la balle tombe dans la cage. L’homme sauvage refuse de la rendre à moins que l’enfant ne lui ouvre la porte.
« La clé est cachée sous l’oreiller de ta maman ! »
Le petit prince veut sa balle ! Il vole la clé et ouvre la cage. Mais quand il voit fuir l’homme sauvage, il prend peur et crie : « Ne m’abandonne pas ! »
Alors l’homme revient sur ses pas, et prend l’enfant sur ses épaules. [...]

Je finirai par une citation de l'anthropologue Charles Stépanoff, à savoir le paragraphe terminal de la section consacrée aux cosmologies paysannes, paragraphe où l'on retrouve entre autres les Rogations :

"Dans toutes ces conceptions, qui forment ce que l'on peut appeler la cosmologie paysanne, nous voyons que l'activité humaine n'est pas à l'origine de l'existence des espèces domestiques, pas plus que de leur fécondité et de leur régénération périodique. La vie et les productions humaines ne se suffisent pas à elles-mêmes, elles ont besoin d'apports extérieurs qui viennent à la fois du ciel et de la terre. Le domestique a besoin du sauvage, le champ a besoin de la forêt et de la lande, le terrestre a besoin du céleste, l'humain a besoin d'un au-delà de l'humain. La fécondité des animaux et des plantes domestiques, dont dépend la vie paysanne, est le résultat non seulement du travail agricole, mais aussi de l'influence de la Lune, des sources miraculeuses, de la rosée de la Saint-Jean, de la bûche de Noël, des rameaux, des rogations, des prières, etc. L'humain n'est jamais dans un face-à-face souverain avec les animaux et les plantes : entre eux s'interposent une dynamique créatrice céleste et des forces vitales terrestres qui les insèrent dans le réseau d'une communauté morale multi-espèces." (p. 283, c'est moi qui souligne)

 

Légende de Robert le Diable, le meurtre du professeur et l’adoubement de Robert                            Maître de l’Apocalypse de Jean de Berry, Grande Chronique de Normandie, Paris, BnF ms fr. 5 388, fol. 10r, premier quart du xve siècle, Paris.


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