"J'ai passé une journée en pleine terre, en pleine mer, en plein ciel. Je ne sais plus très bien. Là-haut. Paradis."
Frère François Cassingena-Trévedy, Paysan de Dieu, p. 69.
Dernière phrase du récit d'une journée à réparer les clôtures, dans les parages des burons cantaliens, un vendredi après l'Ascension. Le dimanche qui suit, le frère bénédictin va bénir le troupeau de son ami Géraud qui va monter pour plusieurs mois d'estive sur le plateau de Montservier. Il écrit qu'il a passé l'aube sur sa tenue ordinaire (bottes comprises), "et c'est miracle si le chien Filou, berger d'Auvergne, ne saute pas sur moi comme il le fait d'ordinaire, dans ses élans d'affection, pour y laisser la trace de ses pattes. Les bêtes se sentent manifestement très concernées par la cérémonie rustique." C'est étonnant de voir ce docteur en théologie, traducteur de Virgile et des Pères de l’Église syriaque, revenir à ces usages anciens que d'aucuns rangeraient facilement dans le domaine de la superstition. Il le dit un peu plus loin : sa vie intellectuelle est révolue, elle est défunte. Et il devine bien que certains s'en étonneront, voire s'en scandaliseront. Par ailleurs, il ne renie rien de ce qu'il a produit, bien au contraire, mais il considère qu'il est entré de son vivant dans son "repos" : "L'intellectuel s'efface, mais le poète vient pleinement au monde. Et mon poème, désormais, c'est mon jardin. Mon jardin de simples. C'est le tissu amical, social, que je tisse jour après jour, grâce au talisman du travail, dans une humanité sans prestige. Jamais je n'avais à ce point quitté le monde. Tel est en effet le paradoxe : c'est en quittant le monde, en renonçant au monde, que l'on y vient."(p. 71)
Cette attention aux bêtes et aux hommes, aux liens qu'ils tissent entre eux, me renvoie à l'essai de Charles Stépanoff, Attachements, Enquête sur nos liens au-delà de l'humain, que j'ai commencé à évoquer le mois dernier. Il examine ce qu'il appelle les cosmologies paysannes, que l'on connaît bien grâce à l'ethnographie des XIXe et XXème siècles, et note qu'on aurait de la peine à y déceler un concept de nature inanimée ou de domestication : "L'idée que les humains auraient domestiqué le cheval, la vache, le blé ou le chou et qu'ils auraient transformé le loup en chien est totalement absente des conceptions populaires, on n'en trouve tout simplement aucune trace. Ces animaux ou ces plantes compagnons des paysans sont des créations d'êtres surnaturels tels que Dieu, Jésus, la Vierge, saint Pierre ou même le diable, mais jamais une conquête des hommes."(p. 276)
Par exemple, selon une croyance répandue dans toute l'Europe, les cochons sont des enfants transformés en porcelets par Jésus. Les œuvres du diable sont loin d'être toutes malfaisantes, ainsi le sarrasin est une imitation diabolique du blé, "mais c'est grâce à lui que les paysans bretons peuvent se nourrir". Les variétés sauvages sont souvent tenues pour des dérivations de l'espèce domestique, "à l'exact opposé de nos conceptions modernes." Ce sont des créations divines et " nombre d'entre elles, précise Stépanoff, ont même un rôle cosmologique précis : la pâquerette a été offerte par l'enfant Jésus en cadeau aux bergers, le millepertuis et les œillets rouges sont nés du sang du Christ, le gaillet gratteron de sa sueur."
Petit détail sans grande importance : en ce qui concerne la pâquerette, Stépanoff fait une petite erreur. Selon Paul Sébillot (qu'il cite lui-même un peu plus loin dans son essai), auteur du Folklore de la France, tome troisième, la Faune et la Flore (E. Guilmoto Éditeur, 1906), le cadeau est inversé : « Lorsque les mages et les bergers firent de beaux présents à l’Enfant Jésus, un pauvre homme qui ne possédait rien, cueillit une pâquerette toute blanche afin de ne pas arriver les mains vides, et il l’approcha des lèvres de l’enfant ; celui-ci baisa la fleurette, qui devint rose à l’endroit ou ses lèvres s’étaient posées. »
Ce que Stépanoff met clairement en évidence, c'est que dans ces cosmologies paysannes l'homme n'a pas tout pouvoir sur leurs animaux domestiques. Et surtout, loin de les considérer comme de simples machines (comme dans la conception de Descartes), ils leur "attribuent, selon justement Paul Sébillot, divers actes qui supposent un raisonnement." "La notion de Création, poursuit Stépanoff, postule une parenté inter-espèces de la communauté des vivants, partageant une filiation commune avec le Père céleste. L'humain a reçu pouvoir et responsabilité à l'égard des êtres vivants de sorte qu'il ne peut les considérer seulement du point de vue de ses intérêts matériels. Ainsi Noé, pourtant agropasteur, emmène-t-il dans son arche un couple de toutes les espèces, domestiques comme sauvages, y compris les insectes et les reptiles. Le christianisme populaire interprète la notion de Création de façon très libre et souvent différente de la théologie savante des lettrés." (p. 278)
Le jeudi octave de l'Ascension, FCT se rend avec un troupeau et tout un cortège d'amis jusqu'au buron de Gromont-Haut situé au sommet d'un plateau d'estive. Une procession, auquel participe même l'aïeul, Antoine, car le retour de cette solennité majeure le maintient en vie, de son propre aveu. Aux abords du buron, FCT bénit le troupeau avant la dernière étape. Et il termine la recension de cette journée mémorable en évoquant les vaches Salers : "Les Salers, introduites en leur douar, viennent marauder autour de nos victuailles, puis s'en vont à leur provende et bientôt se couchent, toutes dans la même direction, pour adorer, repues d'espèces herbacées remplies de sucs célestes, la majesté taurine du Peyrarche." (p. 75)
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