dimanche 5 avril 2020

Sur le sentier confus et magnétique des ânes et des poètes

"Revenons au calme des noyers. Rien n'est plus calme apparemment qu'un noyer : il ne pousse pas très vite, son bois est donc solide, son feuillage est aéré et le vent ne casse généralement pas un noyer (à moins qu'il soit déjà mal en point). A observer les deux noyers, il est évident que les ramages ne se mélangeront pas. Le fait qu'ils soient si près les incite à grandir un peu plus que s'il n'y en avait qu'un, plus fins que s'il n'y en avait qu'un seul. S'il n'y en avait qu'un, son tronc et ses branches seraient plus épais. Et ses racines ... je n'y reviens pas ! La timidité supposée des noyers cache des complots, des menaces muettes, des récompenses en belles et gouteuses noix, des déceptions car certains noyers  veulent absolument être ingrats. Le noyer ne cache pas une belle âme, il ne cache pas une vilaine âme, le noyer fait ce qu'il peut. Mis en allées il peut être sublime : les allées de noyers de Lacs sont idéales dans notre paysage un peu vide.

Le Doc  (communication personnelle)


Confinés, les camarades de la team Baxter § Baxter n'en sont pas moins prolifiques. Faut-il revenir sur la genèse de cette société secrète ? Je ne suis pas sûr que cela soit très éclairant, mais essayons tout de même : l'inventeur du nom c'est Nunki Bartt, peintre de son état, à la suite d'une virée dans la campagne castraise, sur les terres du Doc, à la recherche d'une hypothétique voie romaine et de tuileaux invisibles, à quelques jets de sagaie de l'usine Fenwal, anciennement Baxter, spécialisée dans la poche de sang (on voit déjà à ce simple énoncé l'entrelacement farouche de l'archaïque et du moderne).

Nunki Bartt, L'usine Baxter, 2020, Acrylique et poscas sur toile, 81 x 100 cm.


D'autres expéditions suivirent, dont les plus marquantes furent Angles-sur-Anglin, Tours et Nouans-les-Fontaines où nous découvrîmes La Pietà de Jehan Fouquet, un grand tableau sur bois du XVème siècle toujours visible dans l'église paroissiale. Une oeuvre étonnante qui inspira grandement notre bon peintre. Le confinement a donc réduit nos marges de manoeuvre mais qu'à cela ne tienne, une correspondance fougueuse a pris le relais, dont le grand ordonnateur fut cette fois-ci le mal-nommé Doc (dont les compétences en médecine sont franchement douteuses). "Je vous propose, écrivait-il, à la date du 21 mars, une baxter dérive adaptable au confinement que nous pratiquons." Il enchaînait ainsi : " Le système de contraintes que je propose est d’une simplicité quasi débile. Juste avant le Grand Confinement j’ai pu me procurer le premier volume de l’édition des œuvres complètes de Roberto Bolaño. J’ai donc un « baxter-terrain » dont je souhaite explorer avec vous quelques points de vue.  Plus de la moitié de ce qui  compose ce volume a déjà été publié en français. Mais le reste,  ce sont les poésies de Bolaño. Théoriquement, nous voilà au Saint des Saints, puisque le détective sauvage Roberto  n’a jamais été qu’un vagabond sur la piste de la « Poésie »." Je vous passe quelques détails et je vais directement à la proposition dans sa concrétude la plus concrète : "Sans aucune précaution particulière je vous propose un premier  poème (page 414). Il y aura un suivant. Et à un moment ça s'arrête.   Seul, confiné, « je rêve ».  Il y a l’ami, les terres de la Curiosité et l’âne. Cet âne, substitut de la moto de l’ami, me fait penser à l’âne de Giordano Bruno. Son aspect n’a rien d’enchanteur. Il est pourtant la vérité du courage et de l’espérance. "

Je ne vous recopie pas tout le poème de Bolaño, mais en voici tout de même la fin :

Et parfois je rêve que Mario* arrive
Avec sa moto noire au milieu du cauchemar
Et que nous partons vers le Nord,
Vers les villes fantômes où demeurent
Les lézards et les mouches.
Et tandis que le rêve  me transporte
D’un continent à l’autre
A travers une douche d’étoiles froides et indolores,
Je vois la moto noire, comme un âne d’une autre planète,
Séparer en deux les terres de Coahuila.
Un âne d’une autre planète
Qui est le rêve débridé de notre ignorance,
Mais qui est aussi notre espérance
Et notre courage.
Un courage innommable et vain, c’est bien vrai,
Mais retrouvé aux marges
Du rêve le plus ancien,
Dans les partitions du rêve final,
Sur le sentier confus et magnétique
Des ânes et des poètes.

Maurits Cornelis Escher, 1929, dans la Valle del fiume (La Crevaison)

Ce poème est puissant, mais revenons un moment sur Giordano Bruno et son âne. Nuccio Ordine y a consacré un livre entier, Le Mystère de l'âne, essai sur Giordano Bruno (Belles Lettres, 2005), que l'éditeur présente ainsi : "Analysée ici pour la première fois, la conception brunienne de l'asinité réserve d’autant plus de surprises qu’elle repose sur une forte contradiction: à l’asinité négative (oisiveté, arrogance, unidimensionalité) s’oppose en effet une asinité positive (labeur, humilité, tolérance) que notre tradition culturelle a trop souvent perdue de vue. L’âne, dans la perspective ouverte par Nuccio Ordine, a la double nature des Silènes d’Érasme: derrière son ingrate apparence se dissimulent des trésors." 

 

Il me souvient alors que j'ai acheté un livre de Giordano Bruno en revenant de Grenade, le 8 février 2019.  J'avais un peu de temps avant de reprendre mon train pour Châteauroux, alors j'ai quitté le RER à Saint-Michel et je suis allé à pied jusqu'à Austerlitz. Sans l'avoir aucunement programmé, je suis passé par la rue Linné, où Georges Perec a vécu ses dernières années, au numéro 13. Deux numéros plus loin, au 17, se trouve la librairie des éditions Sillage. Je n'étais jamais venu là. Je vois en devanture ce livre de Bruno, Le Banquet des Cendres. Bruno ne m'était pas inconnu, la lecture de L'art de la mémoire de Frances A. Yates avait même exacerbé ma curiosité envers l'ex-dominicain brûlé vif pour hérésie en 1600 à Rome, sur le Campo dei Fiori. Je fis donc l'acquisition du volume, en même temps qu'un roman de mon bien-aimé Adalbert Stifter, L'homme sans postérité (et je ne peux oublier que c'est Nunki Bartt qui me le fit découvrir à travers cette extraordinaire nouvelle, Cristal de roche).

Je l'avais acheté, mais je ne l'avais pour ainsi dire pas lu. Cette mention de Bruno par le Doc m'incita à le reprendre. Il y a des signes qu'il faut suivre. Sur ce, deux jours plus tard, le 23 mars, je publie un nouvel article qui ne traite pas du tout de ce sujet-ci et qui prend pour titre le célèbre vers de Hölderlin, Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. Où j'évoque entre autres Paul Virilio, dont le concept d'accident intégral me semble si bien convenir aux temps que nous vivons.

Le 25 mars, je réponds aux deux amis en leur racontant l'histoire de la librairie Sillage : 

"Dans la vitrine, un livre me fit aussitôt de l'oeil : le Banquet des Cendres (La Cena de le Ceneri), de Giordano Bruno. Je l'achetai ainsi qu'un roman de Stifter. Je l'avais commencé, puis abandonné, remis à plus tard plus exactement.
Je le rouvre donc, et vois sur la page de titre

"Le Banquet des Cendres
décrit en
Cinq dialogues
pour
Quatre interlocuteurs
avec
Trois considérations
sur deux sujets

Au refuge unique des Muses"

5, 4, 3, 2, 1, Bruno dévidait la séquence numérique.
Bolaño/Bruno, Giordano/Roberto, des rythmes et des rimes existent donc de l'un à l'autre, du philosophe brûlé à Rome à 52 ans à l'écrivain mort d'insuffisance hépatique à Barcelone à 50 ans. Tous les deux vagabonds."

Le Doc me demande aussitôt : "Tu parles d'une libraire "Sillage" à Paris. A t'elle une renommée particulière ? Une histoire particulière ?" Mais c'est Nunki Bartt qui répond,le 26 mars, avec la verve qu'on lui connaît : 
"Moi je peux t'en parler de la librairie "Sillage" Doc, puisque j'y suis passé il y a un an presque jour pour jour. Je rentrais de mon exposition au Grand Palais, ma toile sous le bras (c'était pas encore Knok le Zout ) en compagnie de G...(...). Le brave homme m'avait hébergé pour la nuit et m'avait également offert le couvert et le gorgeon. Le lendemain matin, après une longue marche de la rue Brezin (14ème), jusqu'à Austerlitz  (5ème), je lui demandais:
- Hé, Baron !( son nom de guerre) Hé, baron! lui dis-je, j'ai une petite heure à perdre avant le départ, je te paye un café quelque part ?
C'est ainsi que le Baron et Bibi avons traversé le jardin des plantes, allègrement (moi, toujours avec ma croûte sous le bras (Knok le Zout n'est plus si loin), et sommes sortis dans la rue Linné, si chère à Perec, au cours de laquelle, sans difficulté, nous avons dégoté un bistrot, un bon bistrot parisien, bien entretenu sans être labellisé "lounge". Et tenez-vous bien ! Qu'y avait-il de l'autre côté de la rue Linné ? Une librairie, une librairie que mon Baron, obsédé par l'objet "livre", la truffe encore chaude, tel un Saint-Hubert trop longtemps confiné, s'empressait de fouiller. (...) Imaginez-moi rentrer dans une librairie de taille plutôt modeste, avec une toile d'une bonne taille au repos, non de dieu.
J'en viens à la chute. Alors que mon Baron faisait une razzia boulimique de bouquins, qui vous aurait laissé tous les deux sur le flanc (position confortable pour Linné pour une bonne vivisection), je faisais quant à moi la fine bouche dans cette "bouquinerie" où régnait un véritable capharnaüm ** (...) quant, tout à coup, au détour d'une table envirussée de volumes,  je tombais sur un ouvrage de Paul Virilio, dit le "furtif", intitulé magiquement "L'horizon négatif". (...) "
Le lendemain, 27 mars, Bartt, de sa propre initiative, ayant lu ce que j'avais écrit sur Virilio,  m'apportait (dûment muni d'une attestation de déplacement dérogatoire, il va s'en dire) L'horizon négatif, un ouvrage publié en 1984 aux éditions Galilée, sises au 9 de cette même rue Linné. J'avais donc sous les yeux ces deux ouvrages achetés dans la même librairie, à peu de temps de distance, en toute indépendance. Et soudain, je fus frappé par plusieurs coïncidences :


Le triangle évidemment s'impose de lui-même. La stèle de la couverture du Virilio représentant le monument érigé sur les lieux de la première explosion nucléaire, l'essai atomique Trinity du 16 juillet 1945, sur la base de White Sands dans le Nouveau-Mexique, fait écho au triangle aux fines lignes rouges, même inachevé, du livre de Bruno.
Mais ce n'est pas tout : à mi-hauteur des deux triangles, que voyons-nous ? un carré dans les deux cas. Le carré dans le triangle.
Et pour parachever cette collision  qui n'avait été rendue possible que par la proposition de dérive bolanienne du Doc, Bartt m'adressa une photo prise lors de son retour à Déols :


Ce petit monolithe rappelle furieusement la stèle de Trinity. L'inscription du Lion's club, de forme carrée, s'inscrit là aussi dans le triangle minéral. Autre détail troublant : le ginkgo biloba, que l'on voit à l'arrière-plan, objet du don lion's clubien, est réputé comme ayant été  la première espèce d'arbre à repousser après l'explosion de la bombe atomique le 6 août 1945 à Hiroshima. Mieux : un Ginkgo biloba, nous dit Wikipedia, situé à moins d'un kilomètre de l'hypocentre a survécu, les études scientifiques réalisées par la suite ont prouvé sa résistance aux agents mutagènes.

Ces coïncidences - littéralement pétrifiantes (Breton)-, en ce temps de désastre, ne sont  peut-être pas seulement anecdotiques.
Pour finir, ce dernier dessin reçu hier de l'ami Gary Tupolev, au format carré, inhabituel chez lui :

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*
"On ne peut rien imaginer de R B sur cette piste poussiéreuse  si on n’y trouve pas de temps en temps  son compagnon « Ulysse », connu comme  Mario Santiago Papasquiaro , dont le vrai nom d’état civil était (dixit Wikipedia) José Alfredo Zendejas Pineda." 


** Germanique ? là je crois que le Bartt se mélange les pinceaux étymologiques, le nom vient de l'hébreu כְּפַר נַחוּם (« Kfar Nahum », Kfar désignant le village et Nahum la compassion, la consolation ; il s'agit littéralement du « village du Consolateur ». Mais le bougre a peut-être son explication.

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