mardi 22 janvier 2019

Baxter 3 : De Nouans à Nohant

Je devais à l'origine développer une série autour du crucifix mais je me vois contraint d'opérer un détour. Contraint n'est pas le bon mot car je le fais, ce détour, de la meilleure grâce du monde. D'ailleurs il n'en éclairera que mieux, vous le verrez avec évidence, le thème prévu. Ce détour passe par l'expédition tourangelle menée ce week-end avec Nunki Bartt et le Doc. Troisième expédition Baxter § Baxter, ainsi que les nomme Bartt, à la suite de la première virée dans la campagne castraise, à la recherche d'une hypothétique voie romaine et de tuileaux invisibles, à quelques jets de pierre de l'usine Fenwal, anciennement Baxter, spécialisée dans la poche de sang (on voit déjà à ce simple énoncé l'entrelacement farouche de l'archaïque et du moderne). La seconde virée nous avait conduit par un très beau jour de septembre à Angles sur les rives de l'Anglin, Angles si chère à Bartt qu'il avait quitté Tours, sa ville d'enfance, pour y venir vivre et travailler. En allant à Tours, nous revenions donc sur la ville natale, et tout d'abord dans le quartier Saint-Symphorien où Bartt se souvient avoir vécu entre les rumeurs de la cour de récréation de l'école Paul Bert et le bruit des métiers à tisser de la filature Roze, aujourd'hui en voie de transformation en résidences privées. Pourtant ce n'est pas de Tours qu'il va être question ici, mais du petit village de Nouans-les-Fontaines où, sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes - à l'instigation du Doc, avisé capitaine de bordée -, pour admirer La Pietà de Jehan Fouquet, un grand tableau sur bois du XVème siècle toujours visible dans l'église paroissiale.


Magnifique tableau attribué (presque tout le monde est d'accord) au plus grand peintre français de l'époque, le maître de Tours, ce Jehan Fouquet qui a donné là une oeuvre empreinte d'une remarquable douceur (dont il me souvient à l'instant qu'un autre tourangeau - Stéphane Audeguy - prononça l'éloge*). Douceur dont témoignent le soin avec lequel Joseph d'Arimathie et Nicodème, les deux vieillards à barbe blanche déposent le Christ sur les genoux de la Vierge, mais aussi le geste protecteur de Jean auquel fait écho la main ouverte de Jacques (reconnaissable à son bourdon), sur le côté droit, dans le dos du commanditaire de l’œuvre (dont l'identité nous reste inconnue). Pas de surenchère sanguinolente, les blessures divines se réduisent à de simples estafilades. Chacun est recueilli, peut-être concentré sur son propre secret, comme le suggérait le Doc. Pour en savoir plus long sur le peintre, on peut aller à la maison, un peu plus bas, dépourvue de gardien, où, pour cinquante centimes d'euro, on passe un portique ouvrant sur deux salles d'exposition. Nous sommes rentrés ensuite au bercail, sous un ciel de pleine grisaille, tous les trois soudain silencieux après avoir tant conversé.

Le soir même, je me replongeai dans l'un des livres achetés la veille dans une bouquinerie de la rue Colbert, Le Bibliovore, où nous nous étions réfugiés pour échapper à une averse. C'était L'expert, un roman de Trevanian**, auteur dont j'avais déjà lu Shibumi et La sanction, auteur dont la véritable identité (Rodney Whitaker) était restée longtemps inconnue : "Un écrivain protéiforme et inclassable, nous dit la notice de Gallmeister, la maison d'édition qui republie ses ouvrages, qui aura écrit des ouvrages sur le cinéma et d’autres romans et nouvelles, sous son propre nom, sous le pseudonyme de Trevanian, mais également sous ceux de Benat Le Cagot (le nom d’un personnage de Shibumi), Nicolas Seare, Edoard Moran ou Jean-Paul Morin. Il révèle que tous les pseudonymes qu’il utilise sont d’abord des personnages qu’il a lui-même créés."Bref,je reprenais cette lecture commencée la veille, dans la chambre qui m'avait été allouée chez l'amie du Doc qui nous avait gentiment hébergés au soir de notre périple (lectrice elle-même de Trevanian : nous n'en avons pas parlé mais j'ai aperçu sur un bureau un autre de ses romans, The Main)***

La première page du roman portait le titre suivant : St. Martin-In-The-Fields. Et la première phrase annonçait la couleur : Sa souffrance était immense. Mais du moins était-elle finie. Le chapitre commençait par une vision d'horreur : un homme était empalé sur le beffroi de l'église londonienne.
Pour ce qui est de la douceur, avec Trevanian on peut repasser.

Je songeai alors que l'église de Nouans-les-Fontaines était aussi une église Saint-Martin. Rien d'étonnant à cela : saint Martin est le saint tourangeau par excellence, et une palanquée d'églises lui sont consacrées. Néanmoins, je me souvenais aussi de l'étude que j'avais publiée dans Alluvions en juin 2017, L'axe des saint Martin, où je montrais qu'un alignement d'églises romanes dédiées au saint reliait Lacs, Ardentes, et Vic à l'église Saint-Etienne de Déols, commanditaire des prestigieuses fresques de Vic, où l'histoire de Martin fait partie prenante du programme iconographique.



J'avais prolongé l'axe au nord de Déols sans trouver à l'époque d'indices significatifs (mais il m'avait semble-t-il échappé que Villegongis, traversé par l'axe, s'honore aussi d'une église Saint-Martin). Il m'intéressait maintenant de vérifier la position de Nouans-les -Fontaines par rapport à cet axe martinien. Je ressortis pour l'occasion ma vieille carte Michelin 68, et prolongeai donc l'axe tracé alors au crayon de papier. Éblouissement : il rejoignait très exactement le village de La Pietà !


J'ai effectué le tracé sur Geoportail en utilisant les outils d'annotation du site, chacun peut vérifier la précision du tracé.
Voici à une échelle plus réduite le début de l'axe :


Je m'avise, ce qui ne m'avait pas frappé en 2017 avec autant d'évidence, que l'alignement traverse les deux châteaux d'Ars et de Nohant. Nohant, la maison de George Sand, elle qui a puissamment contribué à sauver les fresques de Vic lorsqu'elles ont été redécouvertes sous le badigeon de chaux par l'abbé Périgaud en 1849. Nohant dont la proximité phonétique avec Nouans prend soudain une résonance particulière. La Pietà de Fouquet n'a-t-elle pas aussi été redécouverte après une très longue indifférence ? C'était en 1911 par Paul Vitry****, conservateur des sculptures au musée du Louvre et d'origine tourangelle. Le tableau était alors situé au-dessus de la chaire de l'église, presque invisible, nous dit Wikipédia.
Voici  la fin de l'alignement :


Pourquoi les moines de Déols font-ils exécuter un travail artistique de haute volée dans une simple église de campagne ? Pourquoi le peintre du roi qu'est Jehan Fouquet voit-il un de ses tableaux majeurs conservé dans un village sans prestige particulier ? N'est-ce pas parce que cette simplicité cache chaque fois une orientation sacrée ?

Tandis que la pluie mêlée de neige descend à ma fenêtre à cet instant où j'écris, il me reste encore à faire une remarque d'importance : cette visite à Nouans je l'ai effectuée, je l'ai dit, avec mes deux compères, Nunki Bartt et le Doc. Or, Bartt vit à Déols et le Doc vit à Lacs.


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* "La douceur est vouée à une irrémédiable minorité : ce charme est son secret. C'est précisément pourquoi, il me semble, toutes sortes de forces politiques, sociales, morales s'acharnent  à la falsifier. Toute force réactive hait la douceur et cherche à la remplacer par d'odieux simulacres : la mièvrerie, la niaiserie, l'infantilisme, le consensus.
Je propose d'appeler ici douceur  l'ensemble des puissances d'une existence libre ; définition  générale, mais non vague, si l'on veut bien y réfléchir." (Petit éloge de la douceur, p. 9-10, Gallimard, 2007.)

** Trevanian est apparu une fois dans Alluvions, à l'occasion d'un article autour du film Paterson. Le couple du film regarde au cinéma L'ile du Docteur Moreau.

*** Les vignettes des livres The Main et L'expert apparaissent côte à côte dans la notice déjà citée de Gallmeister.
**** Vitry ne signale toutefois sa découverte qu'en 1931, dans une communication à la société des antiquaires de France, puis en publiant un article dans la Gazette des beaux-arts en 1932.

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