vendredi 25 janvier 2019

Toucher les vertèbres

"Able sourit et inclina la tête, accusant le coup.
 - Je dois vous demander une chose. Le commandant qui assistait à l'interrogatoire assez brutal de Hel s'appelait Diamond. Je sais, bien entendu, le penchant qu'ont vos concitoyens à s'identifier à des pierres ou à des métaux précieux, mais néanmoins la coïncidence des noms me frappe. Et la coïncidence est la plus grande arme du Destin."

Trevanian, Shibumi, Gallmeister, 2008, p.240-241.

En relatant notre visite à Nouans-les-Fontaines pour admirer la Pietà de Jehan Fouquet, m'étais-je éloigné de mon sujet précédent, à savoir le crucifix en cours de restauration d'Erri de Luca ? A l'évidence non, le tableau lui-même évoquant la crucifixion. Les clous du sacrifice étaient d'ailleurs en bonne place sur la composition, bien détachés, sur le sol gris, du corps du Christ et du voile de la Vierge. Là encore, pas de traînée sanguinolente, souvenir du martyre, juste la matité sombre du métal.


Je retourne dans le roman d'Erri de Luca, où le sculpteur ne cesse d'interroger les détails du marbre :
"Là où le dos s'appuie en haut contre la croix on voit une adhérence entre le corps et le bois. A cet endroit, le travail de sculpture a été difficile. Encore plus dans l'étroit passage entre le buste  qui se tord en avant et la croix. Il y a de la place pour passer la main et toucher les vertèbres. Les faisceaux musculaires de chaque côté de la colonne vertébrale sont la marque d'une grande pratique." (p. 80)
Cet espace étroit entre corps et croix, où allais-je le retrouver en ces mêmes jours ? Ni plus ni moins, étonnamment, que dans le Cosmos de Michel Onfray, dans les premières pages, où il donne un portrait très émouvant de son père (c'est dans ce registre, lorsqu'il parle de son enfance, de ceux qu'il aime, lorsqu'il est dégagé de ses certitudes philosophiques, que j'apprécie véritablement l'écrivain) :
" (...) il n'allait pas à la messe le dimanche, il ne se confessait pas (il n'aurait eu aucun péché à avouer), je ne l'ai jamais vu communier. J'ai le vague et très lointain souvenir de messe de minuit, mais peu et pas longtemps. En revanche, il ne manquait jamais aucun messe des Rameaux. J'aime que cette cérémonie chrétienne aux origines païennes ait été la sienne. (...) La fête chrétienne des Rameaux recouvre la fête païenne de la promesse de prospérité. Mon père revenait avec un bouquet de buis bénit. Loin des pays méditerranéens, le buis a remplacé la feuille de palmier : parce qu'il reste vert l'hiver. Il détachait un ou deux brins qu'il plaçait entre le bois du crucifix et la figuration du corps du christ. Un autre brin allait dans la 2CV, à côté d'un médaillon de saint Christophe." (p. 14-15, c'est moi qui souligne).
Et le crucifix je je retrouvai encore en écoutant dans la voiture, sur le court trajet pour me rendre au travail, une émission de France-Culture. Des quelques phrases échangées, je déduisis assez rapidement que l'invité devait être Olivier Roy (bien que je ne l'ai jamais entendu jusqu'à ce jour, le contenu me semblait correspondre à ce que j'avais pu lire sur la chronique de Philosophie Magazine traitant de son dernier ouvrage , L'Europe est-elle chrétienne ?", essai qui avait interféré avec ma lecture d'Antoine Blondin, voir On ne signera pas le traité de Westphalie). Or, pendant les quelques minutes que j'ai pu consacrer à l'émission, le symbole du crucifix est abordé à l'occasion d'un discours de Matteo Salvini, commenté ensuite par Olivier Roy (c'est à 16 : 15) :


Cette triple occurrence du crucifix au début de la seconde décade de janvier trouva ensuite des échos. Ainsi, le roman de Trevanian, L'expert, acheté et commencé à Tours, dont l'ouverture sur St.Martin-In-The-Fields* avait comme annoncé la trouvaille saint-martinienne de Nouans-les-Fontaines, comportait aussi des résonances christiques (et comme pour l'empalement initial, le détail apparaît dans un passage qu'on peut bien dire horrifique du roman) :
"Ses jambes nues et pas rasées pendaient sur le bord. Ses pieds étaient longs et osseux, comme le Christ d'un crucifix mexicain, et la façon molle dont ils pendaient trahissait la mort encore plus que l'odeur douce et insinuante. Comme il avait besoin de prendre sa part du châtiment, Jonathan rabattit l'imperméable pour regarder son visage. Il était crispé dans un rictus qui lui découvrait les dents. Il détourna les yeux." (p. 260)
Est-ce un hasard surnuméraire si le second écho met en scène un peintre ?
" L'atelier attenant à la maison de MacTaint était désert, à l'exception du peintre décharné à l’œil fou qui foudroya Jonathan du regard lorsque, en entrant, celui-ci apporta avec lui une bouffée d'air glacé. Il marmonna quelque chose d'un air furieux, puis se remit à l’œuvre magistrale à laquelle il travaillait depuis onze ans : une gigantesque vue pointilliste des docks de Londres peinte avec une brosse à trois poils.
Jonathan passa devant lui à grands pas, encore mal assuré sur ses jambes, et se dirigea vers la porte qui donnait sur l'appartement.
Le peintre se remit au travail. Puis, au bout d'une minute, son visage émacié de crucifié se leva et se tourna vers la porte. Il y avait quelque chose de bizarre chez cet intrus. Quelque chose dans sa tenue." (p .283, c'est moi qui souligne)
Aujourd'hui même, où je décide de rédiger cet article, je lis dans Le Monde, dans un entretien avec le nouveau premier ministre du Québec, François Legault, cette dernière question posée par Nicolas Bourcier :
"Quid du crucifix posé sur le mur de l'Assemblée nationale ?

La question est : où trace-t-on la ligne ? On a une croix sur notre drapeau, une croix sur le mon Royal, on a beaucoup de signes qui rappellent notre passé religieux. Cela fait partie de notre patrimoine. Je ne suis pas mal à l'aise avec ça. Ce qu'il nous faut, c'est un cadre, un cap raisonnable. A nous de le donner pour éviter tout dérapage."

Le crucifix du Salon bleu

Enfin, il me faut signaler un dernier écho avec le dernier article publié par Rémi Schulz sur son site Quaternité, De la Pâque à Paco. Article daté du 16 janvier, mais que je n'ai vu qu'aujourd'hui affiché dans ma barre latérale. Il y avait un bon bout de temps que je n'avais plus enregistré de connexions avec les recherches de Rémi, ce fut donc un plaisir d'en relever plusieurs :
"Ce n'est cependant qu'en 2011, bien des années après cette découverte, que j'ai enfin lu un roman de Claude Amoz, Bois-Brûlé (2002). Un drame en 5 jours consécutifs, du 17 au 21 avril, aboutit à une mort. Si l'année n'est pas précisée explicitement, plusieurs éléments du roman permettent de désigner 2000, et en 2000 ces 5 jours vont du Lundi des Rameaux au Vendredi saint. Claude Amoz contactée a reconnu que c'était voulu; j'étais le premier lecteur à lui communiquer ce constat. (...)

Alors un Vendredi saint 4/4 situé 44 fois 44 ans après le jour de la Crucifixion, ça me parle... Barth est-il aussi concerné que moi par la quaternité? Je n'en sais rien, mais rappelle que lorsque vient le 26 juillet 1969, il fait écrire à l'un de ses épistoliers que ç'aurait été le 94e anniversaire de Carl Jung.

  Plus de 7 ans après la découverte coup sur coup des polars "Vendredi saint" des Claude A., j'ai trouvé un troisième polar de ce type le 23 décembre, quelques jours après avoir vu que l'acrostiche donné par Barth pouvait livrer AMOZ (mais je n'ai pas pensé immédiatement à Claude Amoz, d'abord à Amos Oz, lequel devait décéder quelques jours plus tard)."
Les Rameaux (chers au papa d'Onfray), la crucifixion, un Barth (qui bien sûr renvoie à mon ami Bartt du périple baxtérien), un Amos Oz (cité dans le même billet qu'Olivier Roy), voilà bien des ramifications qu'il faudrait peut-être explorer.

Mais c'est une autre, toute fraîche, qui vient juste de m'apparaître, que j'explorerai dans la prochaine livraison. Disons seulement qu'elle a quelque chose à voir avec ces fameux clous de la croix.

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* Saint-Martin-In-The-Fields, à Londres, renvoie évidemment au prieuré Saint-Martin-des-Champs, situé dans le 3e arrondissement de Paris, aux nos 270–292 rue Saint-Martin. Lisant la longue notice wikipedia qui lui est consacrée, je débouche in fine sur une miniature du bon Jehan Fouquet représentant sainte Anne et ses filles (dont la Vierge) devant l'église du prieuré Saint-Martin-des-Champs.

Miniature tirée du Livre d'heures d'Étienne Chevalier par Jean Fouquet, XVe siècle

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