jeudi 10 janvier 2019

On ne signera pas le traité de Westphalie

Bartt l'a sorti de ses réserves. Un volume relié pleine toile, achevé d'imprimer le 13 novembre 1967 chez Brodard et Taupin, à Paris-Coulommiers. Bibliothèque du Club de la Femme, avec un dossier aussi sur l'auteur. Les enfants du bon dieu d'Antoine Blondin, paru à l'origine en 1952. Bon sang, j'ai au bas mot trois essais historiques à finir, et voilà que ce renard de Bartt me remet du Blondin dans les pattes. Et je sens bien que je ne vais pas résister, je vais l'avaler, ce bouquin, dans les petites heures de la nuit qui va suivre.

"Là, où nous habitons, les avenues sont profondes et calmes comme des allées de cimetière. les chemins qui conduisent de l'École militaire aux Invalides semblent s'ouvrir sur des funérailles nationales. Un trottoir à l'ombre, l'autre au soleil, ils s'en vont entre leurs platanes pétrifiés, devant deux rangées de façades contenues, sans une boutique, sans un cri. Mais une anxiété frémissante peuple l'air : c'est l'appréhension du son des cloches. Le ciel vole bas sur mon quartier prématurément vieilli. Et je n'ai que trente ans et le sang jeune."

Vous avez lu ici le début, ce qu'on appelle l'incipit du roman. Quelques jours plus tôt, pour répondre à une étudiante qui m'avait envoyé la nouvelle qu'elle avait écrite pour un concours, j'avais ressorti L'histoire commence, ce court essai qu'Amos Oz, l'écrivain israélien récemment disparu, avait consacré aux débuts de romans, dont il disait qu'ils étaient toujours des pactes passés entre l'auteur et le lecteur, sorte de contrats introductifs qui "jouent parfois à cache-cache, manquent à leur promesse, la tiennent inopinément, invitent à entrer dans un labyrinthe."

Qu'en est-il alors de ce début blondinien ? Eh bien je dirais qu'il annonce assez bien la couleur, qui est celle d'une mélancolie automnale propre au narrateur, Sébastien Perrin, professeur d'histoire marqué par son séjour forcé en Allemagne. Le quartier sans vie, minéral (même les platanes sont de pierre), semble craindre toute vibration qui menacerait sa léthargie. A vrai dire, est-ce le quartier qui a prématurément vieilli ? Ne serait-ce pas plutôt Perrin lui-même, alias  Blondin, lui aussi victime du STO, trente ans seulement mais la jeunesse volée. C'est précisément sur cet adjectif, ce jeune, que Monsieur Jadis, publié vingt ans plus tard, s'achevait encore : "Sous ma défroque du Jockey-Club, je viens de me décider : je serai un de ces vieux messieurs qui ont gardé le cœur jeune."

Sébastien Perrin s'ennuie. Marié à Sophie, "née Rostopchine ou peu s'en faut", qu'il surnomme la petite fille modèle (allusion à la Comtesse de Ségur, dont le vrai nom est Sophie Rostopchine), il mène une vie morne qui lui laisse le sentiment aigu de dépérir sur pied. A la suite de l'effondrement sur le lit nuptial d'une boule de gui (provoqué par Elina Mordoret, la bonne solitaire de l'étage du dessus glissant dans son agonie sur le carrelage de sa chambrette exiguë), il décide de contrevenir à l'ordre immuable de l'Histoire :
"Peut-être suffisait-il de faire sauter un écrou quelque part pour rouvrir les vannes de la fortune, de l'aventure, du devenir ? Puisque l'Histoire m'avait détraqué, je détraquerais l'Histoire. Les temps de l'inertie étaient révolus.
Aux approches de l'aube, je décidai que cette année-là, on ne signerait pas le traité de Westphalie, et il me sembla, en m'endormant, que le monde desserrait sa ceinture." (p. 71)
Le chapitre suivant est jubilatoire : le lendemain, il assène à ses élèves une leçon d'histoire où le traité de Westphalie (1648) n'est pas signé, ce qui entraîne une cascade d'événements nouveaux, la guerre de Trente ans continue, et Perrin décide de battre le record de la guerre de Cent ans : "Pour satisfaire leur sens sportif et flatter leur amour-propre national, je décidai de m'arrêter au chiffre 101 et j'annexai d'urgence les Pays-Bas à la France, à la suite d'une campagne que j'attribuais à Turenne, plus sympathique que Condé."

Perrin ne s'arrêtera pas là et les séances suivantes verront fleurir d'autres versions alternatives de l'histoire de France, sans que les mômes s'en émeuvent (par exemple, Colbert entre en disgrâce au profit de Fouquet que Louis XIV charge de former un gouvernement avec Lulli, Mansard et La Fontaine).

Je ne veux pas déflorer plus avant le roman, d'ailleurs le meilleur est sans doute dans ce début. 

Toujours est-il qu'hier je recevais le numéro de Février de Philosophie Magazine, auquel je suis abonné. Oui, le mois de février au 10 janvier... on peut dire que ces philosophes-là ne sont pas des tasons. Je feuillette donc ce nouveau numéro et que trouvé-je en lisant le billet sur l'essai du mois, L'Europe est-elle chrétienne, d'Olivier Roy (Débats/Seuil) ? Ceci :
"Qu’il y ait une crise identitaire de l’Europe, il en est convaincu, mais ce pourrait être davantage dû à l’incapacité (récente) des États séculiers à concevoir leur relation avec le religieux qu’à une menace de retour du religieux en tant que tel. Par « État séculier », le politologue entend la forme qui émergea du traité de Westphalie en 1648 en consacrant, dans le Saint-Empire romain germanique, la prééminence de l’empereur sur le pape. Désormais, « c’est le politique qui décide du religieux » et lui fixe sa place." [C'est moi qui souligne]

Je vais tout de même conclure avec Blondin. Sébastien Perrin retrouve par la malice du destin une princesse allemande qu'il avait séduite pendant sa captivité en Allemagne et il s'ensuit un amour adultérin dont sa belle-famille prend un beau jour connaissance. Le beau-père, le flamboyant Sacha de Novilis, astronome et collectionneur d'art, entreprend de parler à son gendre à visage découvert (il s'est rasé littéralement la barbe...). Le discours, loin d'être mélodramatique, vire au burlesque, et l'on va voir que ce n'est pas tellement l'infidélité de Perrin qui est incriminée :
"Il fit le tour du salon, lorgna le lustre auquel il manquait quatre ampoules, le Rubens présumé faux, les rideaux tachés d'encre.
- Beaucoup de choses, malgré tout, se sont effondrées sous moi, sans parler de ce fauteuil. Je cite en vrac : la rente, la planète à laquelle j'espérais attacher mon nom, l'ambition de me perpétuer dans un fils, celle de voir la beauté de ma fille parée selon son mérite. Mais je dois avouer qu'en ne signant pas le traité de Westphalie, vous venez de me porter un coup fatal. Cette fois, c'est directement aux principes que vous vous attaquez." (p. 183)
Sous un masque de légèreté et d'humour, l'érudition d'Antoine Blondin se doit d'être remarquée. Ce qu'il fait dire plus loin à Sacha de Novilis répond parfaitement à l'analyse d'Olivier Roy :
"Et le malheur veut que mon propre gendre retire sous mes pas la pierre angulaire de l'édifice européen !
- N'exagérons rien, la portée réelle de Westphalie est fort contestée par des auteurs comme Michelet.
- Je me moque de Michelet, dit Sacha. Ce qui m'importe, c'est la signification de ce traité où la politique internationale s'affranchit de la tutelle de la papauté. Si vous n'êtes pas sensible à cette éclosion, dans la chrétienté, d'un nouveau droit des gens dont le principe ne soit plus la similitude de cultes religieux mais l'indépendance des états, soumis seulement les uns envers les autres aux lois générales de l'humanité, je ne vois guère ce que vous faites parmi nous qui plaçons au-dessus de tout le souci de l'équilibre occidental. J'ignore sous quelles calembredaines vous avez pu masquer votre carence, mais je me doute par avance qu'il n'y a pas de quoi être fier. Le résultat le plus immédiat est qu'on va vous mettre à la porte et c'est encore Sophie qui en pâtira." (p. 185)
Signature du traité de Münster (16 mai 1648), Gérard Ter Borch, Rijkmuseum, Amsterdam.

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