En ce début de l'année 2019, une telle émergence a eu lieu autour de l'allégorie de la caverne de Platon. Par cinq fois ce texte fameux, le plus commenté, paraît-il, de la littérature philosophique, s'est imposé à moi. Tout d'abord à travers la lettre d'information de France-Culture à laquelle je suis abonné : on m'y prévenait de la diffusion le 7 janvier de la première émission de la série "Fabuleux Platon ! " intitulée L'allégorie de la caverne : vivons-nous dans l'illusion ?, et présentée ainsi :
"Dans une grotte se trouvent des hommes qualifiés de prisonniers, attachés par les jambes et la nuque, divertis par d’autres hommes qui agitent des objets fabriqués : peuvent-ils être semblables à nous ? Se poser cette question est l’un des enjeux de l'allégorie qui intervient au livre VII de La République : existe-t-il un lien avec l’enjeu de celui-ci qui est de s’interroger sur la définition de la justice et réfléchir sur une constitution politique à même de rendre les gens capables de vivre ensemble ?"
"Qui sont ces prisonniers ? On l’ignore… C’est un mystère et il est clair que Platon a choisi de ne pas donner une réponse à cette question et de la laisser dans la limite de la comparaison : ces hommes sont semblables à nous, mais qui sont-ils vraiment, on ne le sait pas. Le dispositif même de leurs ligatures, des liens qui leur sont imposés, est extrêmement important : ils n’ont pas les mains liées. Pourquoi ? Une des hypothèses qui a été faite dans un article admirable de Jacques Brunschwig c’est que les mains sont libres parce que ça permettrait peut-être aux prisonniers de voter sachant qu’en grec voter se dit "kheirotonein" : "lever la main".
La fable politique est donc un enjeu de l’allégorie de la caverne. Si la société carcérale de la caverne est une image de la cité démocratique, clairement quand on vote, on est conditionné par un certain nombre de manipulations qui sont ici ces fameux montreurs de prestige qui projettent dans la caverne les ombres d’objets... "
Seconde occurrence de l'allégorie, la chronique "divergences" du dernier numéro de Philosophie Magazine : Pourquoi sommes-nous fascinés par les tours de magie ? par Cyprien Machtalere. Quatre réponses de philosophes sont données. Avant Hume, Spinoza et Bergson, voici Platon :
"Parce que nous préférons l’illusion à la vérité
PLATON (Ve-IVe siècle av. J.-C.)
Dans la République,
Platon imagine des hommes prisonniers dans une caverne, à qui l’on
montre des ombres d’objets qu’ils prennent pour des choses réelles. De
même, durant un spectacle de magie, nous sommes coincés sur notre siège,
et le prestidigitateur ne nous laisse pas tourner autour de lui. Ses
gestes et mouvements furtifs, qui sont les causes véritables de ses
tours, restent cachés. Mais c’est là tout le sens de ce spectacle : nous
faire perdre notre rapport à la vérité. Plongés dans l’illusion, nous
oublions qu’il existe un monde véridique, gouverné par la raison. Mais
il est tellement plus confortable et agréable de se laisser guider par
les illusions !" René Magritte, Le sorcier (ou le magicien) - Autoportrait à quatre mains, 1951. (Dans le nom Magritte, est inscrit le mot magie, dans l'ordre des lettres. Voir aussi Virual magie) |
Troisième occurrence : un DVD emprunté à la bibliothèque pédagogique de l'ESPE de Châteauroux, Socrate dans la cité, dont le titre reprend le premier des quatre films montrant le travail remarquable effectué dans la classe relais de Frédérique Landoeuer, la réalisatrice, présenté comme suit : "des élèves déscolarisés entrent dans le débat philosophique en découvrant le mythe de la caverne. Le groupe se met dans la situation de celui à qui on propose un choix. Doivent-ils quitter la cité sécurisante, mais dans le même temps aliénante ?"
Dans un article pour la revue Diotime, Frédérique Landoeuer revient en détail sur son travail autour des mythes avec des élèves de 13 à 16 ans admis en classe relais pour des problèmes d'absentéisme,
de comportement, d'incivilité, de refus scolaire, de démotivation dans
l'apprentissage ou de déscolarisation.
"Nous avons travaillé sur le concept de vérité en partant d'un texte écrit, " le mythe de la caverne " de Platon, traduit par Sylvain Connac. (...) Je n'ai pas de suite présenté la fin du texte, je l'ai arrêté au moment où l'homme qui sort de la caverne hésite à informer ses pairs que dehors il existe un monde différent. La première fois que je leur ai lu le texte, certains ont mal réagi, ils ont refusé d'écrire la suite ne voulant pas " se prendre la tête " avec cette histoire qui ne tenait pas debout et qui n'était pas possible. Ils bloquaient sur ce qu'il y avait avant l'histoire. On ne pouvait pas vivre enchaîné, ils étaient tous adultes, comment ils mangeaient... J'ai saisi cette occasion pour introduire le débat, leur dire que ce texte est une métaphore et a été écrit pour faire réfléchir, pour penser le réel. Le texte du " mythe de la caverne " est une allégorie. Les élèves ont écrit la suite de l'histoire. Ils ont presque tous dans l'écriture de leur récit fait allusion à la découverte du monde, à l'évolution. Pour eux les endroits qui ressemblent à la caverne étaient la prison. (...)Durant une sortie de sport en plein air, j'avais volontairement choisi de les amener dans une petite grotte présentant les mêmes caractéristiques que la grotte du mythe (c'était un grand trou avec quinze mètres de rappel, on ne voyait que nos ombres). Instinctivement quelques élèves ont prélevé des cailloux différents pour chercher en sciences ce que c'était. Cette attitude a donné lieu à un nouveau débat en lien avec le mythe. Ils n'ont pas eu une attitude passive mais ils ont cherché à comprendre. Que se serait-il passé si des hommes étaient restés dans la caverne et d'autres en étaient sortis avec leurs échantillons ? (...)Je leur ai fait faire un lien avec les problèmes qu'avaient rencontré des scientifiques (Galilée) vis-à vis-des gens qui préféraient rester dans l'erreur. En cours d'histoire de l'humanité, nous avions constaté que chaque fois que l'église a essayé d'imposer sa conception du monde, il y a eu des conflits. J'ai repris leurs propres attitudes en classe de refus face au récit scientifique des origines. Malgré le fait que des explications scientifiques indéniables expliquaient les origines, ils les refusaient d'emblée, taxant les scientifiques de tous les noms d'oiseaux, car cela mettait en doute leurs croyances. Au cours d'un autre débat, j'ai pu leur faire faire un lien entre le mythe et le film en cours. Ils étaient inquiets sur ce qu'on allait voir d'eux à la télévision. " L'autre fois j'étais énervé quand je me suis battue, mais je ne suis pas que comme ça ! Les gens vont nous prendre pour des Botchs ". Ce mythe nous a aidés à penser le réel : l'art, la télévision nous donnent une représentation de la réalité qui la rend différente. Le film part du réel, mais Marie va montrer une réalité différente, le temps et l'espace ne seront pas réels, elle va montrer notre réalité vue par elle, elle pourrait montrer le pire comme le meilleur. Elle a beaucoup de pouvoir. La télé ne nous montre pas la réalité. Il est important pour chercher sa propre vérité d'aller explorer soi-même le monde, la vie afin de se construire ses propres représentations, qui évolueront au cours des rencontres... Ce débat a été important parce que trop souvent ces jeunes ne font pas la différence entre la réalité et la fiction, ils avalent les vérités que d'autres veulent leur faire intégrer. Chercher sa propre vérité, c'est exercer son jugement, ne pas croire l'autre sur parole. J'ai très souvent utilisé ce mythe pour imager qu'il était important qu'ils sortent du monde des autres pour devenir acteur de leur propre pensée."
René Magritte - 1929 huile sur toile, 62.2 x 81cm Los Angeles County Museum of art,** |
Quatrième occurrence : dans le numéro du 5 janvier de Charlie-Hebdo, numéro spécial consacré au retour des anti-lumières, que j'ai acheté et lu (en entier s'il vous plaît) le jeudi 10 janvier (je ne partage pas la vision anti-religieuse du journal, que je trouve souvent partiale et sans nuance, mais je reste profondément attaché à l'emblème de la liberté et de l'humour qu'il représente). Où Platon s'y cachait-il donc ? Eh bien dans la chronique de Yannick Haenel, dont le titre était La caverne de la servilité. On y retrouve une analyse qui n'est pas sans lien avec les paroles de Frédérique Landoeuer :
"Alors quand j'essaie de penser aux lumières de la raison - aux formes possibles de leur existence aujourd'hui, et à l'obscurcissement qui affecte nos libertés - me revient le souvenir de la caverne de Platon.Avec ce mythe, on comprend que les hommes n'ont jamais eu accès aux lumières : Platon décrit des hommes enchaînés aux cuisses et au cou depuis l'enfance, qui ne peuvent regarder que ce qui face à eux. Derrière, il y a un feu ; et entre les enchaînés et ce feu, un chemin où des montreurs de marionnettes remuent des figures de pierre et de bois, dont les spectateurs perçoivent les ombres sur les parois de la caverne. Ils croient que ce qu'ils voient est vrai, ils pensent que ces ombres sont le monde.Nous en sommes là, rivés à nos écrans, prisonniers de ce qu'on nous montre. Comme les enchaînés de la caverne, nous ne percevons que des ombres : la lumière, ce serait de sortir de la caverne, mais tout est organisé pour que la connexion nous maintienne dans la caverne, désormais globale, du virtuel."
Enfin - et c'est la cinquième occurrence - j'ai retrouvé pas plus tard qu'hier soir cette opposition du réel et du virtuel, en relation avec la caverne platonicienne, dans le Cosmos de Michel Onfray (qui m'intéresse pour plusieurs raisons mais d'un autre côté me navre avec sa plate et lancinante rhétorique anti-religieuse, mais que voulez-vous, je pense toujours qu'il faut régulièrement lire ce qui ne nous agrée pas, ce qui nous dérange et nous irrite, bref il faut penser contre soi). Voici donc le passage en question :
" Notre époque vit selon l'ordre platonicien : on sait que, dans l'allégorie de la caverne, Platon dénonce les abusés qui croient à la vérité des ombres et ignorent qu'elles procèdent de la vérité d'objets réels. Enchaînés, autrement dit entravés par leur ignorance du système de production des simulacres, les esclaves se trompent en prenant le virtuel pour le réel. Le téléspectateur s'avère lui aussi un esclave enchaîné qui prend pour vraie la construction d'une fiction et méconnaît la vérité de la réalité qui est réalité de la vérité. Nombre d'auditeurs et de spectateurs, sinon de dévots des écrans, croient plus à l'illusion qu'à la matérialité du monde." (p. 148-149)
La critique est convenue : haro sur les écrans (forcément mauvais), la télévision (forcément temple de l'illusion, instrument de la corruption des âmes), et plus largement sur le virtuel. Mot qui concentre toutes les vilenies : le virtuel c'est le Mal en personne. Il me semble tout d'abord que l'on en fait un usage outrancier : les ombres sont-elle vraiment de l'ordre du virtuel ? Non, les ombres ont une réalité objective, elles ont une couleur, une surface, elles sont douées de mouvement, elles vibrent, se déforment, se transforment, s'effacent et puis parfois reviennent. L'objet réel n'est pas seulement, n'est pas toujours un objet tridimensionnel. Platon, quand il écrivait, ne songeait pas aux écrans de télévision, et il ne dénonce personne, il ne parle d'ailleurs pas d'esclaves, mais d'hommes enchaînés qui n'ont aucunement la sensation d'être des esclaves puisqu'ils ne connaissent aucune autre sorte de condition.
Mais oublions Onfray pour le moment, que dire
maintenant à l'issue de cette quintuple recension ? Peut-être
d'abord qu'elle s'inscrit dans la droite ligne de l'article précédent
sur la
lumière et l'ombre, qui faisait en quelque sorte aussi le
constat d'une série. Notons que la lumière n'est pas non plus un
objet tridimensionnel, c'est une onde mais elle est aussi associée à
des particules, les photons,
qui ont une masse considérée comme nulle. Cette dualité
onde-corpuscule c'est, si l'on veut, l'oxymore même qui définit la
lumière physique : "On ne peut parler de photon en tant que
particule, nous dit Wikipedia, qu’au moment de
l’interaction. En dehors de toute interaction, on ne sait pas —
et on ne peut pas savoir — quelle « forme » a ce
rayonnement. On peut se représenter intuitivement le photon dans le
cadre de cette dualité comme une concentration ponctuelle qui ne se
formerait qu’au moment de l’interaction, puis s’étalerait, et
se reformerait au moment d’une autre interaction. On ne peut donc
pas parler de « localisation » ni de « trajectoire »
du photon, pas plus qu'on ne peut parler de « localisation »
ni de « trajectoire » d'une onde." Voilà qui me semble bien plus crucial et bien plus passionnant que cette stérile opposition du réel et du virtuel.
Les deux prochains articles ne feront pas plaisir à Onfray si diable, il venait à passer par ici (mais les chances sont faiblissimes, on s'en doute).
René Magritte, L'empire des lumières, 1954 (un bel oxymore visuel) |
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* L'exemple qui me vient spontanément à l'esprit est l'émergence de la série des treize ans. En décembre 2017, sept "treize ans" m'étaient apparus en un temps très bref, en quelques minutes, écrivais-je alors. Des échos divers avaient prolongé la série au début de l'année suivante.
** L'analyse du tableau sur le site imagesanalyses apporte en passant une information tout à fait éclairante sur un passage de l'intervention du 15 janvier d'Emmanuel Macron lors du lancement du grand débat national. Le "c'est de la pipe" n'a pas manqué de susciter des débats et a fait le traditionnel "tour des réseaux sociaux".
Or voici ce que Martin Lefebvre écrit sur le site :
"(...) il y a d’autres significations au mot /pipe/, dont une en particulier qui s’est égarée dans les siècles à peu près partout sauf au Québec.
Une lecture liée à la sémantique :
En effet, c’est une expression bien québécoise, mais dont la source est ô combien française qui m’a mis la puce à l’oreille. Cette expression a d’ailleurs une cousine en France, il s’agit de : « conter ou raconter des pipes ». En France on dira des histoires racontées par celui qui conte des pipes » que « c’est du pipeau ». Ainsi, celui qui « conte des pipes » essaie de leurrer, de tromper.
Or, ce que démontre l’étymologie c’est que l’usage du mot /pipe/ pour désigner l’instrument du fumeur est en fait un dérivé d’un autre usage, beaucoup plus ancien celui-là, dont le champ sémantique est celui du leurre, de l’imitation, de la tromperie, ou de la tricherie.
Ainsi, dans le Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècle on donne le sens « tromperie » comme l’un des premiers sens du mot /pipe/, sens bien antérieur à celui qu’on utilise communément aujourd’hui. On cite ainsi Rabelais chez qui on peut lire : « Nous sommes ici bien pippez a pleine pippes, mal équippez ». Ce sens a également donné les dérivés /pipeur/ (« tricheur ») et /piperie/ (« tromperie », « leurre ») qui sont toujours dans le vocabulaire actif de la langue française d’aujourd’hui."
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