Attention, je ne veux pas jouer aux Cassandres, doucher les enthousiasmes, refroidir les ferveurs. Loin de là. C'est même au contraire, paradoxalement, que je voudrais très modestement contribuer. Je crains seulement d'y être malhabile, je suis même pratiquement certain d'y échouer sauf pour quelques-uns peut-être, et ce n'est pas une histoire d'humeur ou d'intelligence, cela tiendra d'autre chose, d'une disposition intérieure dont j'ignore tout. Je suis obligé d'écrire car je m'aperçois que je suis incapable d'en parler, du moins en ce moment, pas plus à ma famille qu'à mes amis même les plus proches, cela reste en moi et il n'y a guère qu'ici que je puisse un tant soit peu hasarder une conviction.
Avec le dernier article, La Sapienza, élaboré au sortir d'une nuit solsticiale presque blanche et publié le jour de Noël en guise de présent, il me semblait avoir touché quelque chose : la découverte inopinée de l'oeuvre du cinéaste Eugène Green, les connexions avec les arts de la mémoire, Jacques Roubaud, Raymond Lulle, une pétrifiante coïncidence avec un Conte d'hiver londonien ressurgi d'une nocturne radiophonique de la fin de 1970, m'avaient laissé à penser que dans le chaos du présent sommeillait toujours un ordre possible, qu'au coeur de la nuit hivernale une lumière essentielle attendait de grandir. Je commençais à articuler avec difficulté ce grand mot de spiritualité qu'il est si facile de galvauder. Est-ce pour cela que j'en n'en fis aucun écho dans Facebook, contrairement à d'autres billets pourtant moins cruciaux ? Comme de toute façon, je ne pensais pas faire le buzz avec un mystique du Moyen Age, un vieux poète contemporain et un réalisateur qui ne passera jamais sur TF1, je me suis bien gardé d'esquisser le moindre geste.
Comment continuer ? Je ne cesse de me poser cette question, et je n'en vois qu'une pour l'instant, poursuivre la chronique de cette quête, obstinément, sans s'occuper de l'impact, des stats, des likes, du tintouin des touits, et tout le toutim.
Alors je continue, j'ai commandé l'essai sur Shakespeare, je rafle à la médiathèque tout ce qu'il est possible d'emprunter d'Eugène Green, dévédés, romans, mais ne croyez pas qu'il s'agisse d'une passion exclusive, que plus rien d'autre n'existe. Il y a la vie bien sûr, les enfants, les parents, les amis, les réveillons, les cadeaux, les courses, la bûche tout chocolat à aller chercher à la boulangerie de Pauline et Nathan, vous connaissez tout cela (à part Pauline et Nathan, si vous ne croisez pas dans le quartier), je n'insiste pas (j'ai tenu à préciser, n'étant pas ermite sur le mont Athos ou dans le val de Fontgombault). C'est par Le Pont des Arts, que je prends à tort pour le premier film de Green, que je vais commencer mon voyage.
Autre chose (qui va bien montrer que j'avance de manière anarchique, à l'instinct) : à la médiathèque, il y a depuis quelques semaines des caisses de livres désherbés, c'est-à-dire sortis des collections. Vendus une misère. Pour un euro, j'acquiers ainsi Monsieur Jadis,ou l'école du soir, d'Antoine Blondin. Pourquoi virer Blondin des collections ? On ne le lit plus, j'imagine. Sans doute. C'est bien dommage. Pour moi, impossible de laisser filer cette belle édition de 1971 du Cercle du nouveau livre, en couverture dure, agrémenté d'un dossier sur l'écrivain. Et puis j'ai eu le malheur d' y risquer un œil et il m'a fallu le lire jusqu'au bout (la même chose m'était arrivée il y a quelques années avec Romain Gary, absolument jamais lu jusqu'à ce livre sauvé aussi d'un pilon (je suis le samu social de la bouquinerie), Chien blanc, qui me happa dès le premier paragraphe et me retint dans ses crocs jusqu'à l'ultime phrase). De fait je le lus en alternance avec le Shakespeare de Green. Et a priori il n'y avait rien à voir entre les deux ouvrages.
Sauf que. Sauf que, page 13 de Monsieur Jadis, je lis : "Cependant, derrière moi, l'Institut s'endormait en chien de fusil dans la saignée de la rue Mazarine, sa coupole brodée d'or enfoncée jusqu'aux yeux comme un bonnet de nuit." L'Institut dont il est question est l'Institut de France, qui se situe dans l'exact prolongement du Pont des Arts, rive gauche, bâtiment que l'on voit donc sur la photo de couverture du dévédé. Blondin se fait alpaguer non loin de là à la suite d'une conversation un brin insolente avec une escouade de flics à la poursuite d'un jeune garçon :
"Cloué sur place, au milieu des hippies consternés par cet excès d'agitation, j'ai connu, l'espace d'un éclair, la honte de cette chasse à l'homme, une admiration mêlée de gratitude envers la détermination d'un gibier sans espoir, le désir fou de partager cette ivresse altière de cerf. Un élan intérieur me projetait au côté du réprouvé, mêlant nos souffles, dérapait dans la rue Jacques-Callot, enfilait la Rue de Seine, passait l'eau. Et la radio, sous la capote de la voiture-pie, répétait stupidement : "Jacques-Callot... rue de Seine... Passerelle des Arts..." (p. 19)
Blondin est déjà tout entier dans ces quelques lignes : cette solidarité qu'on peut juger presque masochiste avec le jeune fugitif lui fera connaître une fois de plus les cellules d'un commissariat, où il déclinera son nom inventé. Et c'est la première phrase du livre : "Longtemps j'ai cru que je m'appelais Blondin, mon nom véritable est Jadis. C'est celui que je viens de donner au brigadier penché sur la main-courante de ce commissariat dont je ne soupçonnais pas l'existence."
Au-delà de cette rencontre autour du Pont des Arts je songe qu'il y a peut-être un rapprochement encore plus essentiel à opérer entre Green et Blondin, et qui tiendrait au statut de la Parole. Selon Laurent Gayard (Revue des Deux Mondes, février 2016), "Si toutefois Le Magnificat ou La Lamentation de la nymphe de Monteverdi accompagnent La Sapienza ou Le Pont des Arts, c'est la musique de la parole qui habite avant tout les films d'Eugène Green." Or, c'est bien aussi la parole qui trône souveraine dans les errances éthyliques de Blondin et ses amis de la nuit. Les moments de bravoure les plus spectaculaires sont ceux où il met en scène la prostituée Popo au verbe intarissable, et ses amis écrivains Roger Nimier et Albert Vidalie. Je ne connaissais pas Vidalie, dont j'ai appris plus tard qu'il a écrit les paroles de la chanson Les loups sont entrés dans Paris. Vidalie, dont la reconstitution de la bataille d'Austerlitz au Bar-Bac touche au grandiose, Vidalie dont Blondin compose un touchant et truculent portrait :
"Il y avait du franciscain chez ce franc-maçon, du chouan chez ce communard. Après avoir prêté des séductions désespérées à une époque illuminée par son retour de captivité, le colporteur de mots et de gestes se détourna du sens de la marche. Alors s'épanouit sa vocation de vétéran-né, d'homme de la veillée et du souvenir légendaire, dans le bruit apaisé des pendules de campagne, qui ne semblent battre qu'à reculons et ne plus marquer que l'heure qui a été.
Il ne se souciait pas beaucoup de l'avenir, sinon comme d'un champ promis à la célébration rétrospective de l'instant présent, qu'il s'ingéniait à rendre mémorable. La veille, il avait instauré l'état de siège dans la cuisine du Bar-Bac, convertie en Fort-Chabrol, avec le propos de s'y confectionner une omelette de cent oeufs. Il n'avait capitulé que pour chanter la Carmagnole avec un La Rochefoucauld de rencontre, donner à brouter une violette à la toujours jeune Popo, ébaucher des amours cosaques en compagnie d'une fille naturelle de la Loreleï et de Tarass-Boulba, toute en cuir, nommée Véra. Et pleurer enfin, dans l'abri évident de l'ivresse." (p. 80)
Consultant la notice de Wikipedia sur ce Vidalie qui hier encore ne m'était rien, je découvre, médusé, que le bougre avait lui aussi commis, en 1961, son Pont des Arts :
Et savez-vous, je me le suis commandé.
1 commentaire:
un grand cru kaplic 2019. Ça se laisse boire
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