mercredi 1 novembre 2023

All That Heaven Allows

Depuis que j'ai vu en avril dernier Le Temps d'aimer et le Temps de mourir, de Douglas Sirk, je suis passionné par ce grand cinéaste et je ne pouvais donc manquer un autre de ses mélodrames flamboyants, Tout ce que le ciel permet (All That Heaven Allows, 1955), qui passait lundi soir 23 octobre sur Arte. Cary Scott (Jane Wyman), veuve d'un notable, mère de deux grands enfants, s'éprend de Ron Kirby (Rock Hudson), son jardinier, plus jeune qu'elle de quinze ans. Un amour simple et partagé qui va cependant se heurter aux préjugés de la petite communauté aisée de la ville à laquelle Cary appartient, ainsi qu'à l'hostilité des deux enfants qui interprètent cette liaison comme une trahison de leur père et un déclassement social. Dans un premier temps, Cary renonce au projet de mariage et semble plier sous le poids des conventions. Elle se reprendra ensuite. Il y eut une époque où l'on se gaussait d'un tel film, où il suffisait de qualifier un film de mélo pour le discréditer sans autre forme de procès. On est heureusement sortis de cet aveuglement, et le film a inspiré des années plus tard, rien moins que Fassbinder (Tous les autres s'appellent Ali) ou Todd Haynes (Loin du paradis).Toutefois, je ne veux pas développer ici la critique du film. Je conseille à celles et ceux que ça intéresse de visionner l'excellent cours donné par Carole Desbarats au Forum des images, le 3 décembre 2010. 



Non, je voudrais juste m'appesantir sur un détail. Que l'on peut toucher du doigt dans l'affiche et le photogramme que je mets ici en ligne. Ron et Cary y sont vus de dos, enlacés, devant une très grande baie vitrée, partiellement prise par la glace, laissant voir la campagne hivernale. Cette baie vitrée a été posée par Ron lui-même lors de la réfection de cet ancien moulin presque à l'abandon qui jouxtait la serre où il habitait avant. Cary fut séduite par le lieu et dès lors Ron travailla d'arrache-pied pour en faire un parfait nid d'amour. J'ai appris un peu plus tard que cette baie vitrée était directement inspirée de celle de la cabane de Thoreau. Henri David Thoreau, l'écrivain célèbre pour son Walden ou la vie dans les bois (en juillet 1845, il partit vivre pendant deux ans dans une cabane construite de ses propres mains, au bord de l’étang de Walden, dans le Massachusetts). Un livre qui n'est pas par hasard présenté dans le film comme le livre de chevet de Ron, adepte des mêmes valeurs que l'écrivain. *


Dans le final du film, Cary se rend au chevet justement de Ron, dans le coma après être tombé d'une falaise enneigée. L'inquiétude demeure encore sur sa survie. L'infirmière qui s'occupe de lui ouvre les grands volets intérieurs qui masquent la baie vitrée et la lumière d'hiver entre à flots dans la maison. L'arrivée de la biche déjà vue à deux reprises (Ron la nourrissait, elle venait manger dans sa main), va coïncider avec le réveil du jardinier.


Je possède ainsi une maison recouverte étroitement de bardeaux et de plâtre, de dix pieds de large sur quinze de long, aux jambages de huit pieds, pourvue d'un grenier et d'un appentis, d'une grande fenêtre de chaque côté, de deux trappes, d'une porte à l'extrémité, et d'une cheminée de briques en face. » 

Thoreau — Walden, Chapitre I, « Économie »


La baie vitrée, je la retrouvai deux jours plus tard en lisant le témoignage intime de Sophie Virilio dans l'imposant recueil des oeuvres de Paul Virilio,  La fin du monde est un concept sans avenir, où elle confie qu'aussi loin qu'elle se souvienne, aucun appartement dans lequel ont vécu son père et Suzanne, "son égérie, ma mère, n'a eu la fonction d'appartement. C'étaient des ateliers, des lieux où s'élaborait une oeuvre." Le dernier atelier, elle le nomme l'atelier de la dernière frontière : Paul et Suzanne ont quitté Paris et acheté un trois pièces à La Rochelle, au sixième étage. "Depuis le bureau de Suzanne, le regard survole les toits jusqu'au port et au-delà. Depuis celui de Paul, on aperçoit la Porte Océane et l'horizon marin. Il y a des baies vitrées partout. L'atelier est un point focal où se rejoignent départ et arrivée, avec, tout proches, la gare et le port. Un lieu exposé au vent d'ouest, exposé au vent marin."


Elle note un peu plus loin qu'en 2010 Xynthia ravage les ports et les rives de la Rochelle.

Et moi, j'écris cette nuit alors que l'on attend sur l'ouest du pays le passage de la redoutée tempête Ciaran. Déjà, je lis qu'à Ouessant et à la pointe du Raz, les vents relevés ont atteint 127 et 129 km/h. Dans le Morbihan, à Belle-Île, le vent allait jusqu’à 137 km/h.

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* « Filmothèque du Quartier latin : "Chez les amis du jardinier, l’héroïne feuillette le livre qui donne la clé même de tout le film, Walden de Thoreau, avec son invitation à retourner à la nature au nom d’une morale de l’individualisme qui refuse les conventions sociales : "La masse des hommes mène des vies tacitement désespérées. Ce qu’on prend pour de la résignation n’est qu’un désespoir confirmé… Pourquoi donc sommes-nous si désespérément pressés de réussir dans nos vaines entreprises ? Si quelqu’un ne marche pas au même rythme que ses compagnons, c’est peut-être qu’il entend le son d’un autre tambour. Qu’il marche au pas de la musique qu’il entend, si discrète ou si lointaine soit-elle." Jean-Loup Bourget, Douglas Sirk, Edilig

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