"Une prière. Sûr, pourquoi pas, allons-y pour la prière : pour raisons sentimentales, uniquement. Dieu Tout-Puissant, désolé mais maintenant je suis athée ; et d'abord est-ce que vous avez lu Nietzsche ? Ah, ce bouquin, quel bouquin ! Dieu Tout-Puissant, je vais jouer cartes sur table avec vous. Je vais vous faire une proposition. Vous faites de moi un grand écrivain, je rejoins le sein de l'Eglise. Et s'il vous plaît, Mon Dieu, encore un petit service : faites que ma mère soit heureuse. Le Vieux, je m'en fiche ; il a son vin et il a sa santé, mais ma mère se fait tellement de mouron. Amen."
John Fante, Demande à la poussière, 10/18, p. 32.
Singulière prière que celle d'Arturo Bandini dans le roman de John Fante. Tout imprégné encore de l'éducation catholique reçu dans son enfance, mais ébranlé par la lecture de Nietzsche, il entreprend une sorte de marchandage où il négocie son retour dans l'Eglise contre la réussite dans l'écriture. Un bon deal, non ? Un peu plus tard, sorti de l'église, on a vu comment il se défendait encore par la prière, cette fois à la Vierge Marie, dans les couloirs et la chambre de l'hôtel de passe. Le comique tient d'ailleurs dans ce contraste entre le désir bousculé du jeune Arturo et le dialogue intérieur confit en sainteté. Joli athée que voilà.
Ce motif de la prière, je le retrouvai à la même période dans un passage de Mon année dans la baie de Personne, de Peter Handke. A l'intérieur du chapitre intitulé Histoire de ma première métamorphose. Le narrateur se trouve alors non pas dans cette fameuse baie de Personne, en banlieue ouest de Paris, mais dans l'enclave espagnole (catalane) de Llivia, tout en haut des Pyrénées orientales, au coeur de la Cerdagne. Une anomalie de l'Histoire : en 1659, lorsque la France de Louis XIV signe avec l'Espagne le traité des Pyrénées, elle annexe le Roussillon. Trente-trois villages de Cerdagne reviennent à la France mais pas Llivia, car Charles Quint avait fait de Llivia une « ville » et non pas un village. Pour cette seule raison les 12,93 km2 de Llivia sont toujours espagnols. Georg Keushnig y prend la chambre d'hôtel la plus haute avant d'aller acheter une machine à écrire dans la ville voisine de Puigcerdà, machine dotée d'un clavier espagnol qui lui fait commettre beaucoup d'erreurs. Mais au-delà de cette complication mécanique, il ne parvient pas à dépasser sa "première phrase reconstruite, celle dont je ne pouvais ou voulais me libérer."Il a beau la travailler (et on peut observer que la phrase qui décrit ce travail est elle-même excessivement longue), il ne parvient qu'à "une cote mal taillée entre le début de la longue histoire telle que je l'avais prévue et l'exorde alambiquée d'une épître de Paul, qui ne s'adressait aucunement à aucune communauté, pas même à un individu, et bien qu'à la différence de l'apôtre je ne me sentisse nullement envoyé par quelqu'un."
On notera la référence biblique alors même que l'écriture de Handke semble insoucieuse de religion. Mais continuons : quand cette première phrase est enfin advenue, au soir du troisième ou du cinquième jour, il est clair pour le narrateur qu'aucune suite n'est possible. C'est l'échec total, carnets de notes inutilisables, ainsi que "les cartes géographiques détaillées que j'avais pour partie dessinées moi-même, maintenues par les morceaux de pierres jaune et grise de ma banlieue."
Peter Handke © Jacques Sassier |
Il s'allonge alors et s'endort, ou reste "inconscient", jusqu'au lendemain soir. "Puis mon regard fila, en passant, le long de la seule et unique phrase, qui occupait toute une page. Lorsque je l'en détournai, dans mon absence, vinrent la suivre en silence quelques phrases très courtes, en quelque sorte sans lien, comme : "Il acheta. L'arbre était très beau. L'été vint", que j'ajoutai aussitôt."
Ce moment est décisif. Après une sorte de nuit obscure de l'âme, émergent dans la conscience de l'auteur des phrases qui semblent se dicter toutes seules (dans mon absence). Un moment hors de contrôle qui ouvre à une compréhension nouvelle :
"Et c'est alors que je compris que j'allais écrire quelque chose de tout à fait différent de ce que j'avais projeté - à quoi je n'étais absolument pas préparé et où je me sentais le moins compétent qui fût : l'histoire ou le compte rendu de recherches de ce qui était certes présent en moi, mais intouchable, ma religion, ou, selon le nom que des tiers donnèrent ensuite au résultat, quel qu'il fût : "une prière narrative"."
Une prière narrative. Qu'est-ce que cela signifie ? On ne trouvera pas dans la prose de Handke l'invocation, comme chez Fante, d'un Dieu Tout-Puissant, avec qui il serait possible de tisser un échange, de négocier un contrat. Qu'est-ce alors que cette religion, sa religion intouchable ? Ce quelque chose qui échappe à sa croyance originelle, qui subvertit la raison : "Et même si je croyais ce genre de chose impossible de nos jours, et notre langue réglée par la raison incapable de saisir cela, sans laquelle cependant il n'y avait ni écriture ni lecture à mes yeux, je ressentis à la vue de mes quelques phrases une confiance tout à fait inouïe, comme jamais auparavant : dans les mots, en moi, dans le monde."
Il n'est sans doute pas fortuit que cette révélation ait lieu dans ce territoire insolite, cette enclave espagnole de Llivia préservée parce qu'un empereur, à presque quatre siècles de là, a crû bon de désigner comme ville ce qui n'était qu'un simple bourg. Pouvoir de la dénomination demeuré intangible.
"Tandis que, ensuite, je me promenais le soir dans le paysage de l'enclave, se répandit en moi, aussi nouvellement que le mot, la volupté. Les murs bas faits de blocs de granit qui bordaient les chemins scintillaient, et me baignaient le visage. Je me réjouissais de mon expédition en solitaire. Et c'est ainsi que commença ce qui portait au début de ce livre-ci le nom de métamorphose."
Page 275, une très longue phrase conclut en quelque sorte l'épisode de Llivia. Faut-il s'étonner de découvrir en son coeur mention - qu'on pourrait croire anodine - de la Nativité de la Vierge ?
"C'est une tout autre histoire, si le roquet, alors que je rentrais chez moi, prit la fuite dans le noir, si près du petit poste-frontière dans le no man's land devant Llivia, j'eus envie d'être à la place de l'homme en uniforme qui, sous les étoiles pyrénéennes, regardait la télévision dans sa pièce nue ; et si je remâchai la dernière phrase la dernière phrase de mon livre pendant encore tout le printemps et l'été tout entiers, avant de taper cette dernière phrase à Munich ou je ne sais où, le jour de la naissance de la Vierge ou je ne sais quand, dans la mansarde de mon lecteur, qui me raconta plus tard qu'après toute une journée de silence derrière ma porte, il s'était décidé à l'enfoncer quand la machine à écrire avait enfin démarré, puis de nouveau plus rien pendant longtemps, et puis Gregor K. , avec le paquet formé par le manuscrit et en manteau de voyage, demandant où était le bureau de poste le plus proche." (C'est moi qui souligne)
Malgré ces rencontres intertextuelles, je n'eusse sans doute pas risqué un article sur le sujet de la prière, si je n'avais pas eu l'impulsion d'ouvrir le bloc-notes de Frédéric Boyer dans La Croix L'Hebdo, que j'achète de temps à autre, et il se trouve que la chronique de ce numéro-ci daté du 8 décembre avait pour titre Notre impossible prière, et commençait par ses mots : " Il me semble que nous ne supportons plus d’être partagés, d’avoir à exprimer un dilemme. Nous ne supportons plus d’avoir à prier. De confier nos douleurs, nos craintes, nos espoirs brisés, à plus haut que nous-mêmes. Comme si l’effort que nous demandait la prière était devenu hors de notre portée. Sans doute parce que le monde contemporain est lui-même si divisé, et de façon schizophrène."
Je ne suis pas croyant, du moins je ne crois pas en un Dieu Tout-Puissant, et la prière m'est étrangère. Le propos de Frédéric Boyer ne me concerne donc pas. Oui, sans doute. C'est ce que je me dis dans un premier temps. Je poursuis la lecture : "Notre modernité a tourné le dos au travail d'exégèse, d'interprétation, de traduction de notre patrimoine scripturaire, éthique, spirituel. De ce travail de lecture et d'élucidation des textes et des paroles, d'actualisation également, dépendait notre capacité à transformer nos incertitudes ou nos doutes en paroles à partager." Mais que fais-je d'autre, ici, que d'interroger des textes, d'essayer d'en saisir le sens, quand bien même ces textes ne sont point des écrits mystiques ou religieux ? Boyer écrit encore que nous sommes assaillis et avides de messages mais que le monde est sans messagers : les anges nous ont désertés ou bien nous les avons oubliés. Que nous conte-t-il là ? Le monde moderne ne se rit-il pas bien des anges ? Seuls quelques zozotéristes semblant en promouvoir encore l'existence dans les interstices de notre quotidien. Boyer s'obstine : "Selon le Zohar, l'une des tâches des anges est de transporter les mots que nous prononçons lors de la prière et de l'étude de la Torah jusque devant le trône divin. Tâche pour laquelle ils sont créés et au terme de laquelle ils cessent d'exister. [...] Nous apprenons des anges que le sens est transmission, qu'il n'y a de signification que si nos paroles sont confiées à d'autres que nous, transmises comme prières et non comme des paroles closes. [...] Nos dilemmes ne doivent pas nous effrayer et nous diviser mais devenir prières. Paroles confiées à l'altérité, à l'invisible. A la plus haute fragilité et non à la violence de choix aveugles. "
Philippe Lançon, chroniquant dans Libération La Nuit Morave, autre récit de Peter Handke, commençait son article par ces mots : "A quoi reconnaît-on le rythme d'un grand livre ? Aux ralentissements et détours qu'il impose. L'auteur s'arrête, bifurque, découvre ce qu'il n'attendait pas. Il met tout sur la page, la découverte et l'état du découvreur, «comme s'il fallait envoyer un beau moment à quelqu'un comme prière». Prière est un mot fréquent dans les livres de Peter Handke, dans ses paroles aussi. Qui dit prière, dit pélerinage. La Nuit Morave en est un. Il poursuit la ballade métaphysique et politique entreprise dans Mon année dans la baie de personne et la Perte de l'image."
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