Gringe, Ensemble, on aboie en silence, Harper Collins Poche, 2020, p. 135-136
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Le 8 janvier, le grand-père des enfants, Christian, tient absolument à me prêter Son odeur après la pluie, un récit de Cédric Sapin-Defour. Je ne connais pas Cédric Sapin-Defour, je sais juste que son livre est un des gros succès de l'année, et ça c'est quelque chose qui m'indiffère totalement. Le best-seller est même plutôt un repoussoir pour moi, les Vu à la télé et liste de tops des ventes me tuent l'envie dans l'oeuf. Cependant, je me méfie aussi de ce penchant qui pourrait vite tourner à l'élitisme, au réflexe pavlovien contre tout ce qui est populaire. Il existe parfois, mais si, des succès mérités. Bref, je sens surtout que ça fait plaisir à Christian de mettre ce livre entre mes mains, alors, oui, d'accord, emportons-le, on verra bien. Le soir-même, j'y jette un oeil, je me risque dans les premières pages, et surprise, heureuse surprise, je suis vite embarqué. J'ai lu la préface de Jean-Paul Dubois et l'ai trouvée sympathique, je ne vois pas d'autre adjectif, oui, sympathique. Ça commence comme ça : "Il n'y a rien de plus simple que de vivre avec un chien." C'est bien vrai, et en même temps c'est complètement faux, et le récit qui suit le montre assez. Un récit dont l'écriture me surprend, me ravit. Ce n'est pas uniquement l'histoire d'un prof d'éducation physique fou de montagne qui s'achète un bouvier bernois et conte ses treize années passées à son côté. Histoire qui pourrait être d'un ennui prodigieux mais qui se révèle, oui, palpitante. Non pas parce que les deux vivent des aventures extraordinaires à la Jack London, non, juste parce que ce compagnonnage est une vraie histoire d'amour et d'amitié, mêlée au sentiment tragique de l'existence et à la beauté des paysages.
Cédric Sapin-Defour avec ses chiens dont Ubac - PHOTO DR |
Mais je ne veux pas raconter le livre, en donner même un résumé. Aucun intérêt. Je l'ai dit en finissant le précédent article, je veux donner un autre exemple de ce que j'ai appelé la règle de trois. Et la règle de trois ici concerne le nom de ce bouvier bernois : Ubac. Baptiser ce chien n'a pas été simple pour CSD (j'abrège, c'est trop long à taper). Comme il le dit très bien "Nommer un être, ce n'est pas tout à fait rien, l'on sait trop quel rapport embarrassé on peut entretenir avec son propre prénom, cette marque intime, collante et qu'on n'a pas choisie, à laquelle au mieux, au bout d'une vie, l'on se fait mais qui souvent nous dépareille jusqu'au sérieux projet d'en changer, jusqu'aux manoeuvres d'un surnom plus apprêté. Mes amis m'appellent Pinpin, on dirait l'idiot du village mais je le préfère dix fois à l'officiel." (p. 57)
Une chose est sûre, il faut un nom en U, because la Société centrale canine qui, depuis 1926, associe à chaque année une première lettre de nom. Vous me direz qu'on n'est pas obligé d'obéir à la Société centrale canine, les chiens que nous avions à la ferme de mon enfance ont eu des noms qui ne lui devaient rien. Sam et Bouboule ne s'en sont pas plus mal portés. Mais pour CSD, cela semble important, et puis ça réduit l'embarras du choix. Un jour, il a cru trouver avec Utopie. Mais trois syllabes, pour lui, c'était une de trop.
Et puis, avec l'arrivée des premières gelées, le voilà qui se rend une après-midi sur le versant d'ombre de la Dent du Chat. C'est dans le Sud du Jura, en Savoie. Pour ce versant des montagnes privé de soleil, les Savoyards, écrit-il, disent l'envers. Ou le revers. "Ici, il me semble être à ma place. En tête, les grandes pages de l'alpinisme, l'audace des pionniers défiant l'âpreté des faces Nord. En tête, l'histoire terrienne de l'Alpe quand les hommes et les femmes aux petites conditions vivaient à l'ombre pour offrir le soleil aux cultures et donner une chance à la vie. " C'est alors que le nom s'impose tout à coup et dont il s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt, avec quatre lettres et deux syllabes, "fuyant la lumière mais ne refusant pas les éclats du bonheur. Deux syllabes claquant comme un seul être. Ubac." (p. 60)
Ubac.
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J'ai déjà raconté au premier jour de l'an nouveau comment j'avais acheté à Paris, à la librairie La Friche, la trilogie de John Berger, Dans leur travail. Une trilogie, je le rappelle, qui regroupe trois volumes publiés autrefois séparément, Terre de cochon, Une fois en Europa, et Lilas et Flag. Trois livres écrits après qu'il s'est installé, à cinquante ans, dans un hameau de Haute-Savoie. Nous voilà encore en montagne.
Dans l'un des récits de Terre de cochon, Les trois vies de Lucie Cabrol, John Berger raconte l'étrange destinée d'une paysanne presque naine que ses congénères surnommaient la Cocadrille. Page 123, le 10 janvier, deux jours après le premier Ubac, je rencontrai le second ubac :
"La ferme Cabrol à Brine est sur l'adret, le versant sud. En face, sur l'ubac, face au nord, se trouve un hameau appelé Lapraz. Il existe une chanson sur les coqs dans chaque hameau. Celle de Lapraz, où il y a moins de soleil, dit ceci :
Je chante quand je peux.
le coq de Brine croasse :
Je chante quand je veux !
A côté le coq de l'ubac répond :
Alors sois joyeux !
C'était sur le versant faisant face à Lapraz, en août 1914, que la famille Cabrol fauchait sa parcelle d'avoine quand elle entendit la cloche de l'église sonner tout en bas dans la vallée.
La guerre a commencé, dit Marius.
Le massacre du monde a commencé, rectifia La Mélanie."
The Three Lives of Lucie Cabrol (adaptation théâtrale de Simon Mc Burney, 1994) |
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Sept jours plus tard, le lundi 15 janvier, je découvre le dernier post du bien nommé Dog Walker, le deuxième épisode de la série Un mot de consolation, "Une série sagace et haletante signée Kidd Sal", sur le site Baoubaxter. Ça commence comme ça :
"Papa vient seulement de relever la tête pour faire reposer ses yeux chauffés à blanc, ses yeux qui croisaient dans une mer d'écume blanches et noires. Il est penché sur cette nouvelle grille que le quotidien local livre chaque jour à l’examen des lecteurs, quand Tonton s’invite dans son champ de vision. Notre oncle Michel ne s’attardait jamais trop longtemps quand il venait à rencontrer son frère ainé dans l’appartement, préférant l’éviter, de peur d’un brusque changement d’humeur ou qu’un vieux reproche vienne subitement remonter à la surface. Il n’y avait que dans la cuisine qu’il se sentait en sécurité, auprès de sa belle-sœur et de la chienne Vivik, qui avait pris la table pour une niche."
Plus loin :
"La vie de Papa se cantonne à deux passions, les courses de canassons et les mots croisés, ce qui l’occupe à temps plein. Quand j’écris à « temps plein », ça signifie que le tiercé se prépare à la maison, en épluchant Paris turf et France soir, ensuite, pour affiner son pronostic, il prend le chemin du PMU où, après quelques heures de délibération avec les experts (toutes les forces en présence dans le troquet), il rentre chez nous, aussi plein que le temps qu’il a consacré à son dada. [...] Voyons Papa tel qu’il est : comme une éminence, un anticlinal perdu au beau milieu d’un jardin à la française. Et considérons à présent, comment les paris, les courses, comment tout le système peut agir sur le bonhomme. Les canassons, les copains, la picole, c’est l’ubac du petit père, son versant aride et dangereux. " (C'est moi qui souligne)
Dog Walker est mon ami, mais je ne lui ai encore pas touché un mot de cet ubac découvert quelques jours plus tôt. Je ne l'ai donc aucunement influencé. Le gaillard file d'ailleurs la métaphore montagnarde puisqu'on peut lire encore un peu plus loin :
"La solitude du cruciverbiste, le crayon qu’on se fourre dans l’oreille pour en curer la cire, la gomme qu’on ne peut se fourrer nulle part, c’est l’adret de Monsieur Papa, son versant paisible et verdoyant." (C'est moi qui souligne)
Nunki Bartt, « L’inondation », Poscas et papier peint sur toile 45 x 55 cm |
Dog Walker doit son nom au fait que chaque jour il ne manque pas d'aller promener son Golden retriever dans ce qu'on nomme la Vallée verte, où l'Indre aime à se répandre aux jours pluvieux, et le parc Balsan, où jadis on fabriqua les tenues bleu horizon de nos illustres Poilus. Il m'arrive de temps à autre d'accompagner l'homme et la bête. Laquelle bête a nom Moon, quatre lettres aussi, une seule syllabe, douce à dire et chargée aussi de bonheur. Car il n'est pas de chien plus affable que celui-ci.
Ainsi l'ubac, résonnant à triple écho comme les trois coups avant l'entrée en scène, s'était-il invité dans la suite de mes jours.
Et je me rappelai enfin que le mot m'avait depuis longtemps frappé, et qu'il était entré aussi en poème en ce recueil resté inédit, et dont le titre a donné le nom aussi de ce blog, Alluvions.
Un jour elle sera làjaillie de l'ubacindubitable
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