jeudi 9 janvier 2020

Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre


J'ai retrouvé récemment ce cahier noir, caderno diario, uso escolar, acheté à Lisbonne en 2004. Entre autres choses, il y avait ces notes recopiées de l'essai de Cécile Guilbert, Warhol Spirit (Grasset, 2008), qui montrent de façon saisissante le lien puissant, essentiel, entre le monde de l'image et le monde des morts. L'idole et la figure sont littéralement, originellement, des fantômes. Pascal Bonitzer, à la fin de l'entretien avec Claire Vassé (dossier de presse), pose d'ailleurs la question : "Et tous les films, en un sens, ne sont-ils pas des films de fantômes ? C’est quoi, ces ombres qui s’agitent sur l’écran ? C’est quoi, cet écran ? Aller au cinéma, c’est laisser les fantômes venir à notre rencontre . Ils ont quelque chose à nous dire."
Il fait bien sûr allusion au célèbre intertitre du Nosferatu de Murnau : "Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre".

Les fantômes étant venus à ma rencontre avec Les Envoûtés et Modiano, je me doutais bien qu'ils n'allaient pas manquer de m'accompagner un petit bout de chemin. Le 4 janvier, je revins d'Aigurande où j'avais fêté l'anniversaire de mon petit frère (en vérité, plus grand que moi depuis longtemps et plus jeune seulement d'un an, un mois, une semaine et un jour - calcul dont la paternité lui revient, car c'est un redoutable obsédé des chiffres). C'était le matin (j'avais dormi sur place pour ne pas risquer de me faire pincer par la maréchaussée), et la radio se déclencha automatiquement : c'était la fin d'une émission de La concordance des temps, où Jean-Noël Jeanneney avait invité Caroline Callard, auteur d'un essai sur Le Temps des fantômes - Spectralités de l'âge moderne (XVIe-XVIIe), Fayard, 2019. Sur le site de France-Culture, on peut lire ceci : "Les spectres, les fantômes sont toujours parmi nous, vivaces et multiformes. De la Renaissance aux Lumières, on avait cru déjà pouvoir les refouler. En vain, comme aujourd’hui."



Hantises et résurgences... Tiens, prenons ce mot hantise, et regardons sa signification dans le Dictionnaire de Furetière, paru en 1690, trois ans après la mort de son auteur - "exclu de l'Académie française, nous dit Jean-Marc Mandosio, à la suite d'une grotesque "bataille des dictionnaires" qui ridiculisa les Quarante (ou plutôt, en la circonstance, les Trente-Neuf, pour la plupart ligués contre Furetière) -, ce dictionnaire se signale en effet par son absence d'esprit de normalisation et son ouverture à tous les registres de la langue française telle qu'on la parlait il y a trois siècles." Je sais cela grâce à ce volume d'extraits du Dictionnaire universel de Furetière, présenté justement par Mandosio et édité chez Zulma en 1998, intitulé Les Mots obsolètes, qu'Emmanuel, mon beau-frère, avait laissé pour moi à Noël (il l'avait déniché dans la bibliothèque d'un historien du Confolentais qui a légué ses archives à la ville). Bref, que nous dit Furetière sur hanter et hantise ?

Hanter, est-il dit, c'est être souvent en la compagnie de quelqu'un, soit qu'on lui fasse des visites, soit qu'on reçoive les siennes : "On juge des moeurs des hommes suivant les bonnes ou mauvaises compagnies qu'ils hantent. (...) Les dévôts hantent les églises. Les débauchés hantent les cabarets." On voit donc qu'il n'est pas ici question de fantômes, les vivants hantent aussi bien (et même sans doute mieux) que les morts. La hantise n'est dès lors que la "fréquentation ordinaire qui se fait entre des personnes qui s'entrevisitent souvent." Et Furetière de préciser :" La hantise des malhonnêtes gens est fort dangereuse."


Le même soir, j'allais avec les enfants hanter le cinéma CGR pour voir le dernier Star Wars. Episode IX, L'ascension de Skywalker. Je ne suis pas spécialement un grand fan et un grand connaisseur de la saga, mais, bon public, j'appréciai le spectacle mis en scène par J.J. Abrams, d'autant plus que j'y découvris deux fantômes, et pas n'importe lesquels, les Fantômes de la Force de Luke et Leia.

Enfin, deux jours plus tard, juste après écrit l'article précédent, je découvris le billet du 4 janvier sur le Tiers-Livre de François Bon. Le titre était sans ambiguïté : Nous vivons cernés de fantômes. Et il commençait ainsi :
"Elles sont pleines de fantômes, ces 125 000 photographies accumulées depuis 2002 et rassemblées sur le disque dur externe : des visages que je ne reconnais pas. Des lieux où je photographie toujours le rêve que j’ai des lieux. Le monde tel qu’il est quand on voit peu."
Photo : François Bon

2 commentaires:

Am Lepiq (monsieuye) a dit…

Je lis depuis hier ce livre de Daniel Sangsue, "Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres" (La Baconnière), et je me dis incessamment qu'il est fait précisément pour vous. Amicalement...

Patrick Bléron a dit…

Merci, cher Monsieuye Am Lepiq, pour cette recommandation, qui ne restera pas lettre morte. Amicalement.