jeudi 17 février 2022

Chagall et le dominicain

En 1992, j'achetais chaque semaine un nouveau numéro de L'Art et sa méthode, un cours de dessin et de peinture édité par les éditions Fabbri. Une introduction théorique y était suivie de six fiches d'application pratique. L'autodidacte que je suis s'en était emparé avec enthousiasme, mais j'avais assez vite interrompu mes efforts, me promettant sans doute d'y retourner mais c'était pieuse promesse qui ne fut jamais tenue. Je note à la date du 17 septembre que j'avais enfin reçu trois jours plus tôt un certain numéro 60 commandé au mois de juillet. Le thème en était Les peintres et les métiers d'art, et l'illustration de couverture un vitrail de Marc Chagall (oui, enfin Chagall, il ne fallait pas désespérer), La tribu d'Asher, exécuté par Charles Marcq en 1960-1961, pour la synagogue de l'hôpital Hadassah de Jérusalem. Je précisais donc que nous restions à l'intérieur du thème biblique initié par le Moïse de Martin Buber. Dans le corps de l'article était par ailleurs reproduit le vitrail "Moïse recevant les tables de la Loi", lui aussi exécuté par Charles Marcq, pour la cathédrale de Metz.

Marc Chagall, lancette A : Moïse recevant les Tables de la Loi. baie n°9 , déambulatoire nord, cathédrale de Metz. 

J'avais alors signalé le jeu d'échos entre Marc (Chagall), (Charles) Marcq et le Mark (Halliday) du film d'Hitchcock, Le crime était presque parfait, qui était sur la même page de cahier. Ainsi que le jeu numérologique autour du nombre 60 (numéro de la méthode, date de réalisation du vitrail, mort d'Anthony Perkins à cet âge). L'unique photo de Chagall avait été prise en 1962, date de sortie du Procès d'Orson Welles, où jouait Anthony Perkins, tandis que le texte en regard était : "Bien que très tardive - il a alors plus de 60 ans - sa rencontre avec le vitrail avait quelque chose de prédestiné."

J'en profite aujourd'hui pour m'attarder un peu sur l'oeuvre elle-même, ce que j'avais négligé à l'époque.

Ce vitrail de Chagall n'aurait jamais vu le jour sans cet homme étonnant que fut le père Marie-Alain Couturier, un dominicain avec qui le peintre s'était lié lors de son exil à New York pendant la guerre. Peintre lui-même, élève de Maurice Denis, il rejoint en mai 1935 le couvent du 222 Faubourg Saint-Honoré à Paris. Il est missionné pour s’occuper d’art religieux et désigner des artistes. "Le sermon, raconte Françoise Caussé, qu’il prononce à l’occasion de la messe anniversaire célébrée à la mémoire d’Eugène Delacroix frappe les esprits. « Nul n’oubliera les paroles de vérité, ignorantes de tout compromis mondain, prononcées par ce jeune moine au visage émacié, à l’expression intense, à la fois brûlante et sévère. » (Paul Jamot, Les Débats, 24 novembre 1936)." A partir de 1936, il dirige la revue L'Art sacré, avec Pie Regamey, où très vite se pose pour lui la question de la renaissance de l'art chrétien, qui ne saurait s'accomplir sans puiser dans la vitalité de l'art profane. La revue commente avec sympathie l’exposition « L’art sacré moderne » qu’organise J. Pichard à la fin de 1938 au Pavillon de Marsan, où apparait le nom de Chagall au côté de Derain, Dufresne, Utrillo, Waroquier et Rouault.

En Amérique, le père Couturier (qui avait baigné dans l'Action française dans sa prime jeunesse) devient animateur de la "France libre" et multiplie articles, sermons, allocutions à la radio. "En septembre 1940, il écrit que les hommes de Vichy se sont trompés en estimant que l’intérêt de la France peut se détacher de son honneur. À la source de cette erreur, se trouve le matérialisme politique qui est, en dépit d’un patriotisme indéniable, « la tare à peine secrète des partis de droite auxquels ils appartiennent pour la plupart ». La responsabilité en incombe à l’Action française, « car avant elle, les partis de droite en France suivaient de tous autres principes » (Pour la Victoire). Il noue une grande amitié spirituelle avec Élisabeth de Miribel, émissaire du général de Gaulle, qu’il rencontre chez les Maritain à Noël 1940. Il lui écrit en 1941 : « Je viens de lire le dernier livre de Maurras, et je demeure stupéfait. C’est décidément un autre monde que le nôtre […], se faisant de l’honneur du pays une idée que nous ne comprenons plus, et que personnellement d’ailleurs je rejette entièrement. »


"Après ses années passées aux États-Unis qui ont contibué à sa célébrité, Marie-Alain Couturier connaît un réel succès en France comme en témoignent de nombreuses photographies qui font de lui un artiste reconnu. Cette consécration lui vaut de nombreuses commandes qu’il réalise seul ou avec d’autres artistes.

Archives dominicaines de la Province de France/Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Dictionnaire biographique des frères prêcheurs en ligne." (commentaire de Françoise Caussé)

De retour en France, Marie-Alain Couturier rencontre l'abbé Devemy, chargé de la décoration de la nouvelle église du plateau d'Assy, en Savoie, conçue par Maurice Novarina. Quelques-uns des plus grands artistes de l'époque vont collaborer avec enthousiasme, dont le communiste Fernand Léger, ami de Couturier, pour la mosaïque de façade. On confie à Chagall la décoration du baptistère. Il compose une céramique murale, Le Passage de la mer Rouge, dédiée à "la Liberté de toutes les religions", et deux vitraux.

Passage de la mer Rouge (céramique), Marc Chagall (photo Flickr)

Le dominicain qui n'avait pas hésité à dire, en 1950, qu'il valait mieux "s'adresser à des hommes de génie sans la foi qu'à des croyants sans talent", et qui fut au centre d'une vaste polémique, dite "querelle de l'art sacré", avec des chrétiens hostiles à l'art moderne, ce dominicain exigeant et courageux, cloué au lit par une myasthénie, meurt d’une dernière crise d’asthme, dans la nuit du 8 au 9 février 1954. Il ne verra donc pas les réalisations de Chagall à Metz, où l'artiste intervient grâce à Robert Renard, architecte en chef des Monuments Historiques. La cathédrale de Metz est le premier édifice classé Monument historique à recevoir les vitraux d'artistes contemporains.

Le déambulatoire de Metz étant éclairé par ailleurs par des vitraux du XVIe siècle, à petites scènes, Chagall doit intégrer ses créations avec eux. Son choix se porte sur des thèmes tirés de l'Ancien Testament, tels qu'il les avait illustrés par les gouaches préparatoires puis par 105 gravures pour la Bible, édité par Tériade en 1956 et par les lithographies pour Dessins pour la Bible édité par les éditions Verve en 1960.






Marc Chagall, Moïse recevant les Tables de la Loi, (1931), planche n°37, eau-forte, de "Bible" édition Tériade 1956. Illustration in R. Massè, 2010.

Je dois les informations qui suivent à l'excellent travail de Jean-Yves Cordier
Le Moïse est l'une des trois lancettes de la baie n°9, les deux autres représentant Le roi David imploré par Bethsabée et Le prophète Jérémie et l'exil. Le sujet apparaît dès 1931 avec la planche 37 de Bible (sur 105 gravures de ce recueil, 17 traitent de Moïse et portent les n° 26 à 42) . Il est également traité dans une huile sur toile conservée au Musée Marc Chagall et datée de 1960-1966.



Jean-Yves Cordier cite un passage très intéressant de la thèse de Rebecca Massé (2010) sur Chagall, qui renvoie à ce que j'écrivais sur le bégaiement de Moïse dans De la théologie à Récup Auto :
"Chagall conclut sa série sur les patriarches avec dix-sept planches entourant la vie de Moïse, le nombre le plus important d'illustrations consacrées à un personnage dans son recueil. Pierre Schneider voit chez l'artiste un trait commun avec ce personnage biblique puisque tous les deux éprouvaient des difficultés d'élocution. Pour Moïse, ses problèmes de langage débutèrent lors de sa confrontation avec la voix de Dieu et sa mission de rapporter par la suite le message divin au peuple hébreu. Chagall, pour sa part, développa ce trouble plus jeune, lorsque son professeur lui demanda de réciter sa leçon devant sa classe. Alors petit juif du héder hébraïque transplanté dans une école russe, il ne put articuler un seul mot, bien qu'il connut son récital par cœur. La cause du blocage de ces deux hommes était en quelque sorte la même; l'incapacité de surmonter l'écart entre les exigences de l'expression et celles de la communication. L'artiste disait sans détour avoir « une âme douloureuse de gamin bégayant » . Son problème perdura avec les années puisqu'un peu plus tard, lorsqu'il tentait en vain d'expliquer les raisons qui l'avaient poussé à se rendre à Paris, il confiait dans ses écrits : « À ma bouche affluaient des mots venus du cœur. Ils m'étouffaient presque. Je bégayais. Les mots se poussaient à l'extérieur, anxieux de s'éclairer de cette lumière de Paris, de se parer d'elle. » Son affinité avec Moïse expliquerait alors en partie le nombre important de planches qu'il lui a consacré, mais une autre raison pourrait être envisagée : Moïse est l'homme qui a conduit le peuple hébreu hors de l'esclavage vers la terre promise. Ce conducteur représente ainsi l'aspiration profonde de l'artiste, juif et expatrié de surcroît, qui souhaite ardemment un monde nouveau et idéal pour tous les hommes de notre terre." (c'est moi qui souligne)

Le vitrail mérite d'être examiné avec la plus grande attention. Chagall s'est fait attendre, mais je crois bien que nous ne sommes pas près de le quitter.

 

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