mardi 22 février 2022

La Nuit des généraux

Hier, Poutine a franchi le pas en actant la reconnaissance « immédiate » par la Russie de l’indépendance des deux entités séparatistes du Donbass ukrainien, les « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. Mesure aussitôt suivie de l’envoi de troupes, officiellement pour "maintenir la paix" dans le Donbass. Le président russe a une nouvelle fois accusé Kiev et les Occidentaux de l’échec du processus, allant même jusqu’à affirmer : « Nous avons tout fait pour sauvegarder l’intégrité territoriale de l’Ukraine. » Ben voyons, comme dirait l'autre.

Je ne me lance pas dans l'analyse géopolitique, cette tragique actualité sonne juste comme un sinistre écho à mon étude personnelle (que l'on peut juger, et comment m'en offusquerais-je, bien dérisoire en comparaison des drames qui couvent) : il se trouve seulement que l'homme que j'évoquerai aujourd'hui pour commencer est né à Kiev, le 21 mai 1902. Anatole Litvak, d'origine juive, commence une carrière d'acteur et d'assistant-réalisateur en URSS avant de partir pour l'Allemagne, où il est chargé du montage de La Rue sans joie de Georg Wilhelm Pabst(1925). Il quitte le pays devant la montée du nazisme et se rend en Angleterre et en France (où il noue une amitié avec l'écrivain Joseph Kessel). En 1936, il s'installe à Hollywood et prend la nationalité américaine.

L'un des films, L'équipage (1935) réalisés par Litavk d'après Joseph Kessel

En 1939, il réalise un des premiers films ouvertement antihitlériens produit aux États-Unis : Les Aveux d'un espion nazi (c'est aussi le premier film hollywoodien important avec le mot « nazi» dans le titre). Le tournage du film commence le 1er février 1939, après que Joseph I. Breen, le directeur antisémite de la PCA (La « Production Code Administration », l'organisme d'auto-censure hollywoodien) ait fini, à contre-cœur, par autoriser le film, "à la condition que ne soit fait nulle part mention de la condition des Juifs dans l'Allemagne Nazie. Warner Bros., après avoir reçu des centaines de lettres de menace, est obligé d'engager des vigiles pour sécuriser le plateau de tournage, de tourner le film sous un faux titre et de garder le nom des acteurs et de l'équipe secret. Cela servira d'ailleurs plus tard comme argument publicitaire : un film si sulfureux qu'il a été « tourné derrière des portes closes."
Que la critique anti-nazi soit loin d'être une évidence à cette époque est encore illustré par les précautions prises lors de la première, le 27 avril 1939 à Beverly Hills : police, vigiles, voiture blindée pour protéger les bobines... Malgré tout, la réaction du public est généralement enthousiaste, et le film est souvent applaudi. Un cinéma est tout de même incendié par des sympathisants nazis à Milwaukee. Des manifestations, des dégradations et des menaces poussent plusieurs exploitants de salles à retirer le film de l'affiche. Fritz Kuhn, le leader du très actif mouvement nazi, le Bund germano-américain,  poursuit, sans succès, la Warner Bros.
A l'étranger, le film est interdit dans plus d'une vingtaine de pays, dont l'Allemagne bien sûr, mais aussi l'Italie, le Japon, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède... Plus grave, en Pologne, des milices antisémites pendent plusieurs propriétaires de salles diffusant le film.
Joseph Goebbels, ministre de la propagande nazie, qui se faisait projeter des films presque tous les soirs, signale dans son journal le 30 septembre 1939 qu'il a vu Les Aveux d'un espion nazi : « C’est une production américaine pas malhabile, j’y joue moi-même un rôle central*, et d’ailleurs pas spécialement déplaisant. Sinon, je pense que le film n’est pas dangereux. Il inspire à nos adversaires davantage de peur que de colère et de haine. » 
C'est de l'Amérique même que la censure va s'exercer : "craignant que les films anti-fascistes entraînent de sévères pertes financières, en particulier en Europe, le directeur de la Motion Picture Producers and Distributors Association interdit aux studios de produire des films anti-Nazis, sous peine de ne pas leur accorder de visa. Cette interdiction a cours du 15 septembre 1939 à janvier 1940."
L'isolationnisme est alors encore la tendance dominante : des sénateurs lancent en  une « enquête sur la propagande dans les films ». On dénonce le « complot Juif de Hollywood » visant à faire entrer les États-Unis en guerre. Harry Warner se défend face au comité : « Je ne vais pas ni censurer ni dissimuler aux Américains ce qu'il se passe dans le monde. Vous pouvez effectivement m'accuser d'être anti-Nazi. Mais personne ne peut m'accuser d'être anti-Américain." L'opinion publique s'avérant défavorable,  les auditions de la commission s'arrêtent peu après Pearl Harbor et l'entrée en guerre des États-Unis en 

Grau perd alors la direction de l'enquête, et le film se déplace 
deux ans plus tard à Paris.
La Nuit des généraux, écrit Olivier Père,  propose ainsi un excitant cocktail de thriller et de reconstitution historique – la fameuse opération Walkyrie du 20 juillet 1944, de personnages fictifs et réels (von Stülpnagel interprété par Harry Andrews, Rommel par Christopher Plummer)." Or on a souvent dit de Jünger qu'il était impliqué dans cet attentat. Ce n'est pas le cas, comme le souligne la notice de l'Encyclopedia Universalis : "quoique très lié au cercle de Stauffenberg, il ne participe pas directement à l'attentat fomenté par celui-ci contre Hitler. Lorsque son échec entraîne une vague d'arrestations, Jünger est simplement renvoyé dans ses foyers, à Kirchhorst en Saxe, où il vit la débâcle."

Le lendemain de l'attentat, Jünger écrit dans son Journal :
"L'attentat a été connu hier soir. J'en ai appris les détails par le Président, à mon retour de Saint-Cloud. La situation, déjà extrêmement dangereuse, entre dans une phase encore plus aiguë. L'auteur de l'attentat serait un comte Stauffenberg. Hofacker avait déjà prononcé ce nom devant moi. Ceci confirmerait mon idée qu'à de tels tournants, l'aristocratie la plus ancienne entre dans le combat. Cet attentat, selon toute prévision, entraînera des massacres terribles. En votre, il est de plus en plus difficile de garder le masque - je me suis laissé entraîner, ce matin, dans une discussion avec un camarade, qui a qualifié cet événement d'incroyable saloperie. Et pourtant, j'ai depuis longtemps la conviction que ces attentats changent peu de chose et surtout n'arrangent rien. J'y ai déjà fait allusion dans Les Falaises de marbre, en décrivant le prince de Summyre."
Sur les Falaises de marbre est ce roman publié en 1939, récit symbolique traduit par Henri Thomas en 1942, qui fut interprété aussitôt comme une dénonciation de l'hitlérisme, mais Hitler lui-même, qui voyait en Jünger le héros de 14, le préserva des poursuites.
Le 22 juillet, il note que son ami, Heinrich von Stülpnagel, présent donc dans le film, bien impliqué lui dans l'attentat (pensant qu'il avait réussi, Stülpnagel, assisté de son lieutenant Caesar von Hofacker, avait fait arrêter 1 200 SS et leurs officiers), en route pour Berlin, s'était tiré une balle de revolver mais s'était manqué et avait perdu la vue : "La chose a dû se passer à l'heure même où il m'avait invité à dîner chez lui pour philosopher un peu. Un petit trait qui le peint tout entier est qu'il ait songé, dans ce désordre, à décommander le repas." Le 30 août 1944, il est jugé et condamné à mort par le Tribunal du peuple (entièrement dévoué au Führer). Il est pendu le même jour à la prison de Plötzensee, comme les autres conspirateurs, à un croc de boucher.

Entre le film et la biographie d'Ernst Jünger, il existe enfin un autre motif commun : la peinture.  La dernière entrée du journal avant l'attentat est datée du 14 juillet 1944. Jünger se rend avec deux amis à Giverny, où la belle-fille de Monet leur donne la clef du jardin du peintre. Le lieu a sa magie, écrit Jünger : "Un bout de nature parmi des milliers d'autres, mais ennobli par la force de l'esprit et de l'oeuvre." Puis ils découvrent le grand atelier avec le cycle des nymphéas : "On observe parfaitement ici l'alternance créatrice de la cristallisation et de la dissociation, avec des bonds géniaux vers le néant bleu, les morves d'azur de Rimbaud. Sur l'un des grands tableaux, au bord d'une trame de pure lumière, un bouquet de nénuphars bleus, faisceau de rayons matériels. Un autre ne représente que le ciel avec ses nuages ; ils se reflètent dans l'eau d'une manière qui donne le vertige." La dernière phrase, laconique, fait frémir, comme si elle présageait du malheur annoncé à l'entrée suivante : "Le dernier tableau est lacéré à coups de couteau."

Les nymphéas, Claude Monet.

Dans La Nuit des généraux, le général Tanz est écarté par les généraux participant au complot contre Hitler par le stratagème du tourisme : on l'invite à visiter la capitale, et à profiter de ses lieux de plaisir et de culture. Escorté par le caporal Hartmann (Tom Courtenay), comme lui un ancien du front russe, mais révulsé profondément par la guerre, il demande à visiter une collection d'oeuvres dites décadentes, et tombe en arrêt devant un autoportrait de Van Gogh. Olivier Père parle de crise de nerfs, mais ce n'est pas tout à fait ça : Tanz, incarné par un Peter O'Toole dont on dit que l'alcoolisme chronique était synchrone à celui du personnage, tangue à la frange du malaise et manque de s'évanouir. Est-ce l'image de la folie qui se reflète en lui ? Dont il prend douloureusement conscience ?



La dure fixité du regard de Van Gogh se rejoue dans le visage hypertendu de Tanz.



Cette scène qui n'est pas essentielle à l'intrigue porte une étrangeté radicale. Elle est d'ailleurs curieusement répliquée (on a l'impression que le film revient en arrière) : le lendemain, Tanz exige de retourner dans cette galerie gardée par des militaires, et si la première fois il a jeté un oeil sur les autres oeuvres (Gauguin, Degas, Soutine, entre autres), Tanz le psychopathe va droit au Van Gogh et retombe dans la même prostration. Peu de temps après, il va assassiner sauvagement une autre prostituée en s'arrangeant de façon diabolique pour que Hartmann soit désigné comme le coupable.

Tout ceci me fait penser aussi à Titorelli, le peintre du Procès.  Kafka écrit que K. n'aurait jamais eu l'idée lui-même d'appeler atelier la misérable chambrette où il vit. On n'est pas ici chez Monet, on ne peut y faire plus de deux pas en long et en large, tout y est en bois, murs, plancher et plafond, et de minces jours courent entre les planches. Ces jours ont leur importance : à un moment donné, les gamines qui assaillent K. et Titorelli, et qu'il a dû chasser sans ménagement, se font à nouveau entendre. "Elles devaient se bousculer, écrit Kafka, pour regarder par le trou de la serrure ; peut-être pouvait-on aussi voir dans la pièce par les fissures de la porte."
Or, ce motif de la fente dans la porte est essentiel dans le film de Litvak. Il apparaît dès le générique qui multiplie les inserts d'yeux scrutateurs. Puis dans la première scène, où l'homme réfugié dans les chiottes aperçoit à travers une fente le pantalon à bande rouge qui signe la présence d'un général allemand. On peut le voir dans cette bande-annonce :


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Le 21 novembre 1942, Jünger atterrit à Kiev, où il est logé au Palace-Hôtel, le meilleur hôtel, paraît-il, de la Russie occupée. Mais les robinets ne donnent ni eau chaude ni rien du tout, les chasses d'eau ne fonctionnent pas, et une très mauvaise odeur a envahi les lieux.
" J'ai profité de l'heure qui me restait avant la tombée de la nuit pour me promener dans les rues de la ville, et je suis rentré volontiers chez moi au bout de ce temps. De même qu'il y sur la terre des pays enchantés, de même nous en rencontrons d'autres que l'on est parvenu à désenchanter, sans y laisser la moindre trace de merveilleux."
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* Goebbels n'apparaît pourtant que 2 minutes dans le film...

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