mercredi 13 mai 2020

Le Jour où la Terre s'arrêta


"Il y a cette terreur ténue du monde déposée en nous comme un film recouvrant le monde pour qu'il soit habitable. Ces mots-là traduisent l'effroi que le monde ne se repose pas entre nos mains. Le risque le plus grand, on le sait depuis toujours, c'est aimer. Quitter l'enclos, le ventre des solitudes, l'abri familier."

Anne Dufourmantelle, Eloge du risque, Rivages Poche 2014, p. 98.

Enregistré de nombreux échos aux articles de ces dernières semaines, lesquels ont suivi une trajectoire erratique : pas un, je crois, qui n'ait échappé à la programmation timide que je m'étais donnée, qui ne se soit imposé comme nécessaire bifurcation. En même temps, ma vie prenait un tournant tout aussi imprévu : dans le moment même de cette période de confinement où tout contact humain était placé sous l'égide de la crainte, je renouai paradoxalement avec la magie de la rencontre.

A peine avais-je, dans le droit fil de cette secousse de l'âme, évoqué le si beau livre d'Anne Dufourmantelle et sa fin tragique, que j'en vins à lire la chronique de Frédéric Boyer sur l'hebdomadaire La Croix L'hebdo. Frédéric Boyer, écrivain, traducteur de Virgile et de saint Augustin, était aussi le compagnon d'Anne Dufourmantelle. Il a écrit à sa mémoire, en 2018, trois courts textes réunis en un volume, Peut-être pas immortelle, paru aux éditions P.O.L, qu'il dirige lui-même depuis cette autre disparition dramatique, celle de Paul Otchalovsky-Laurens, son éditeur et ami, le 2 janvier 2018.*


Or, cette chronique du 8 mai 2020, intitulée Deux ou trois choses que nous ferions bien de retenir...,  reprenait comme par hasard par cinq fois cette idée séminale du risque. "La crise sanitaire à laquelle le monde doit faire face doit nous conduire, écrit-il, à nous interroger sur comment vivons-nous, et quelles sont pour nous les valeurs de la vie elle-même. Beaucoup de questions se posent sous le porche du "déconfinement". Jusqu'où peut-on aller pour protéger la vie ? On demeure entre devoir de protéger et devoir de retourner au danger de la vie. On sait qu'on ne peut pas rester sans vivre les uns parmi les autres. Que chacun doit accepter le risque de vivre en société, sans lequel nous ne pouvons accéder à la joie, à l'intensité de la vie partagée. Que sommes-nous prêts à risquer pour retourner à la vie sociale, au sens fort du terme ? Toute société humaine est un travail d'interactions complexe, riche, délicat. On est en train d'essayer de jouer les apprentis sorciers pour savoir quelle part d'interactivité mettre en place, en risquant le moins possible." [C'est moi qui souligne]

Un peu plus loin : "J'ai d'autres questions encore. Plus troublantes. Pourquoi les vies que l'on tente de sauver aujourd'hui nécessiteraient-elles plus d'efforts et de risques  que celles que l'on ne sauve pas d'habitude ? Les milliers de migrants que l'on a laissé mourir Ceux des conflits dans lesquels nous sommes si souvent impliqués Le million de morts de malnutrition chaque année dans le monde."

Et de conclure ainsi sa chronique : "On me répondra, le virus s'attaque à tous indistinctement. Ce n'est pas tout à fait vrai, on sait qu'il cible très majoritairement les personnes à risque, et que précisément les mieux soignés seront encore ceux qui vivent dans les pays riches. L'argument ne vaut pas. Pourquoi, quand nous pourrions raisonnablement sauver  des vies, et avec peu de moyens au regard des milliards et des milliards engouffrés dans la lutte contre le Covid-19, nous ne le faisons pas ou de façon si insuffisante ? La réponse est simple et terrible. Nous ne sentons pas concernés. Nous ne voulons pas faire d 'efforts pour d'autres que nous. Nous voulons protéger notre système, nos modes de vie. Au prix d'autres vies. Eh bien, nous y sommes. Au pied du mur de notre absurdité et de notre immoralité."

Ce final cinglant fait le constat du désastre, qui surgit, redoublé, dans la CoronaChronique de David Dufresne au 55ème jour, 9 mai 2020 :
Spot est son nom, et le clébard gambade dans un parc de Singapour, téléguidé à distance, propagande par le fait accompli de la maison Boston Dynamics, longtemps financée par d’autres chiens de garde et de traces, Google Company. Sur la vidéo du matin, Spot fait le beau et tout le monde l’acclame à grands renforts de selfies et de servitude volontaire ; il veille au respect des distanciations sociales, il a le disque rayé ; sans cesse, Spot aboie d’une voix féminine « Let’s keep Singapore healthy, for your own safety and for those around you, please stand at least one metre apart. Thank you » et tout le monde rit, même Twitter ricane, et ne voit pas bien le danger, tout à sa joie de s’admirer dans son Black mirror, et honoré d’assister à son propre anéantissement : dans le parc, pas un pour se lever, pas un pour hacker le robot, le savater ou le saboter, ou même l’envoyer se noyer dans le bassin tout proche ; pas un pour comprendre ce que cette fausse bête à collier est en train de faire, mordre nos libertés — faux clebs qui nous prend pour de vrais chiens. Désastre au Désastre : en deux mois, aurions-nous tout perdu ? Appel de l’Après : et s’il n’était plus question d’être seulement vigilant, mais bien combattant ? [C'est moi qui souligne]

Les robots de Kraftwerk ne sont pas loin. Après avoir publié ce dernier article dans la nuit, je repris au matin du 8 mai la lecture de La Vitesse des choses, de Rodrigo  Fresán, et là encore, j'interceptai comme un bruissement d'échos : la nouvelle se nommait LA SUBSTITUTION DES CORPS et commençait ainsi :
"Mon père brille dans le noir.

Mon père brille dans le noir comme l'un de ses poissons des profondeurs qui ne voient jamais la lumière du soleil." (p. 525)
Et, quatre pages plus loin, le leitmotiv revient avec une variation robotique, sur fond de confinement :
"Mon père brille dans le noir et résonne comme s'il avait avalé un robot. Pièce par pièce, boulon après boulon, vis après vis. [...] Sa peau est comme une larve, une cosse, une membrane. Comme le papier peint sur les murs. Comme les housses que ma mère place sur les fauteuils lorsque nous partons e voyage. Et cela fait bien longtemps que nous n'allons nulle part, que nous ne sortons plus de chez nous. Notre foyer est comme un vaisseau spatial qui se serait posé sur une planète dont l'air est irrespirable, un air noir qui se glisserait sous les portes et entrerait par les fenêtres mal fermées, qui nous empoisonnerait lentement pendant que mon père continuerait d'économiser ses mots d'une voix étrange, celle de Gort, le robot qui, dans Le Jour où la Terre s'arrêta**, ne parle pas mais obéit à des ordres intimés dans une langue très lointaine."
Klaatu (Michael Rennie) et le robot humanoïde Gort
De Spot, je passe à Gort.
Bon, je voudrais tout de même finir sur une note d'espoir, celle dont toute rencontre est porteuse, et par laquelle je découvris ce délicieux petit roman L'oiseau canadèche de Jim Dodge. Peut-être pas immortelle, écrivait Frédéric Boyer, mais peut-être bien que oui, pense le personnage principal du livre, le vieux Jake Santee, après qu'un vieil Indien, trouvé un soir en train d'agoniser au seuil d'un saloon, lui ait donné la recette d’un tord-boyau carabiné, le « Râle d’agonie » ("deux lampées suffisaient à produire une catatonie doucement hallucinatoire") : « Bois ça, tiens toi peinard et tu seras immortel » lui avait glissé l'Indien avant de rendre son dernier soupir.


"À la mort de sa fille qu’il a à peine connue, Jake se bat pour gagner le droit de recueillir son petit-fils : c’est que l’administration rechigne un peu à confier l’enfant à un vieux solitaire excentrique, porté sur le jeu et la bouteille, réfractaire à toutes les contraintes sociales, travail et impôt en premier lieu. Écumant avec une chance insolente les tables de poker de tout l’Ouest, il gagne de quoi se racheter une moralité aux yeux de l’état américain, et le droit conséquent d’élever son petit-fils.
Quelques divergences de caractère semblent éloigner le jeune Titou de son grand-père, en particulier sa passion pour les clôtures ainsi qu’une relative sobriété, alors que toute forme de barrière répugne son alcoolique de grand-père. Mais le duo fonctionne pourtant bien, et mieux encore du jour où Titou découvre Canadèche, canard boulimique et fort sympathique, qui devient le compagnon préféré.
La vie s’écoule à peu près totalement peinarde, à peine perturbée par la présence sur leur domaine d’un antique et monstrueux sanglier… En lequel Pepe Jake croit reconnaître la réincarnation de son vieil ami indien, alors que Titou le chasse comme son pire ennemi…" (Présentation de l'éditeur)
Cela m'a amusé de retrouver dans ce conte libertaire mes 99 et 999 du mois de mars. Tout d'abord page 36, dans la partie intitulée La grande partie d'échecs de 1978, où Pépé Jake affronte son petit-fils :
"Le premier jour, ils convinrent de se départager en neuf parties - celui qui en gagnerait cinq serait vainqueur. Mais Titou ayant gagné cinq parties de suite, Jake voulut monter la série à dix-neuf.
- Comme ça, ça éliminera totalement le hasard, précisa-t-il.
Deux jours après les orages, alors que Titou mourait d'impatience de retourner à ses clôtures, ils étaient lancés dans une série de 999 parties, à charge, pour le vainqueur, de gagner les 500 premières. Le score était 451 à 12 quand Titou comprit que Pépé Jake ne guérirait jamais s'il ne gagnait pas, ce qui lui suggéra de sacrifier autant de parties qu'il pouvait - chose pas toujours facile étant donné la manière de jouer de plus en plus démente de son vieux Pépé."
Ce court passage illustre bien l'humour et l'humanité du livre, qui frappe aussi par son art singulier de déplier ou de laisser filer le temps, comme le signale Nicolas Richard dans sa postface :  "des décennies glissent en quelques mots, comme une goutte de whisky sur les plumes d'un colvert ; c'est à coups de vertigineux zigzags temporels que gouttent anecdotes truculentes, dialogues désarmants et réflexions splendides." Et de citer alors quelques morceaux choisis dont celui-ci : "C'est pas en réfléchissant que j'ai atteint mes 99 ans"...

Car oui, le vieux Jake passa le cap du siècle, se réveillant fort tard à cent ans et un jour "pour découvrir une suave journée de printemps." Le temps était venu pour lui d'exhaler à son tour sa dernière bouffée d'air :
"Puis il distingua le murmure des ailes tandis qu'on l'emportait.
Il sentait bien, à la manière dont il était porté, que ce n'étaient pas des anges... Il était si certain que c'étaient des colverts qu'il ne se donna même pas la peine d'ouvrir les yeux. Il rassembla patiemment un nouveau battement dans son coeur, un nouveau souffle dans sa poitrine, puis il leur déclara avec emphase, sans la moindre trace de repentir ni de regret :
-Bah, nom d'une pipe, j'aurai été immortel jusqu'à ma mort !
Il n'y eut pas d'autre souffle. Alors il s'abandonna à lui-même et il les laissa l'emporter."
Que pouvons-nous souhaiter de mieux pour nous, et toutes celles et tous ceux que nous aimons, que de vivre jusqu'au bout cette vie qui nous est dévolue, autrement dit d'être immortels jusqu'à notre mort ?

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 [ L'écrivain Jean-Philippe Domecq, présent le jour du drame, a écrit un livre en hommage à A.D., L'amie, la mort, le fils ]

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"Le Jour où la Terre s'arrêta (The Day the Earth Stood Still) est un film américain réalisé par Robert Wise, sorti en 1951. Il est souvent considéré comme la première œuvre d'envergure de science-fiction dans le cinéma américain1.
Le film évoque l'arrivée d'une soucoupe volante à Washington. Deux créatures en sortent, Klaatu un extraterrestre, et Gort un robot. Un soldat nerveux tire et blesse Klaatu. Gort réplique, mais Klaatu est emmené blessé dans un hôpital, dont il ne tarde pas à s'échapper. Klaatu cherche alors à contacter des personnalités dignes de recevoir son message. D'apparence humaine, il se fait passer pour le major Carpenter et trouve refuge dans une pension de famille où il fait connaissance d'une veuve et de son petit garçon." (Wikipedia)


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