lundi 4 mai 2020

Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels

D'un billet à l'autre, j'essaie de maintenir un lien logique ou du moins de suivre une piste, mais tout se passe comme si celle-ci ne cessait de bifurquer et de m'entraîner chaque fois plus loin du programme originellement prévu. Des embranchements nouveaux surgissent, et je commence à perdre de vue l'horizon premier vers lequel se dirigeaient mes pas. Est-ce grave, docteur ? Non, c'est même souvent exaltant, mais en même temps c'est frustrant. Le déploiement linéaire de ces chroniques ne parvient que médiocrement à rendre compte de l'étoilement des thèmes. Bien sûr, ce n'est pas la première fois que je suis confronté à un tel phénomène. L'attracteur étrange a dégoupillé sa grenade et je rame pour en ramasser les éclats. Pardon alors pour le décousu de ce qui va venir, ce jour et les jours à venir.

Je continue de tailler ma route à coups de serpe dans la jungle fresanienne de La Vitesse des choses. Et j'ai même atteint la 500ème page ce matin avec la nouvelle Cartes postales envoyées  depuis le pays des hôtels. On avance dans la pénombre de cette prose labyrinthique avec la sensation parfois de tourner en rond, l'ennui guette même ici et là comme un python constrictor neurasthénique prêt à vous enrouler dans ses anneaux temporels. Et puis soudain, clairière, puits de lumière, épiphanie mordorée. C'est le naufrage de la nef portugaise Sao Paulo évoqué par Michaël Ferrier qui vous claque à nouveau à la figure comme un drap séché d'un coup par le simoun.
"Carte postale de mon père et de ma mère  en naufragés indifférents à toute catastrophe, fredonnant une chanson que j'ai mis des années à réentendre.
Parfois, je me disais que cet air n'existait pas, que je l'avais inventé. En français, une langue qui ne m'avait jamais été proche et qui me donne l'impression, comme le portugais, d'être une sorte d'animal invertébré, un langage sans ossature dépourvu des courbes voluptueuses de l'espagnol ou du côté pratique aussi agile que spasmodique de l'anglais." (p. 480)
Et pourtant, c'est dans la langue portugaise sous-titrée en français que j'ai suivi avec passion (car au contraire du narrateur de Fresán, je préfère la souple ondulation du portugais à la rugosité hispanique) ces trois derniers jours, la captation de Sopro, la pièce de Tiago Rodrigues représentée en 2018 au Teatro Nacional Dona Maria II. Une pièce par-delà la catastrophe : "Quand le théâtre serait en ruines, quand ne resterait rien des murs, des bureaux, des coulisses, des machines, du décor, quelqu'un subsisterait : le poumon du lieu mais aussi du geste théâtral, le souffleur. Les voix, les sons, les musiques qui d'habitude habillent la scène sont maintenant en retrait et la respiration du théâtre entier, ce que personne n'entend, pour une fois, est devant. Gardienne de la mémoire et de la continuation, une femme a passé toute sa vie dans ce bâtiment où chaque jour on a joué, où on s'est réuni. Ce soir, elle souffle ses histoires, des vraies, des fausses, toutes écloses au théâtre. Elle est à vue, en scène. Tiago Rodrigues sort de sa boîte, de sa « maison », ce métier en voie d'extinction et convainc celle qui n'a toujours eu que le bout des doigts sur scène de venir « souffler » une époque disparue."


Cette réplique de la partie finale de la pièce, dite par l'actrice à gauche mais portant la voix de la souffleuse (que l'on n'entendra qu'à la toute fin), cette réplique venait mettre en abyme tout ce qui m'avait porté jusque-là.

Cette chanson que le narrateur de Fresán crut longtemps avoir inventée, il raconte ensuite qu'elle a surgi d'un écran de cinéma, dans une salle où il avait fui "une tempête impertinente et brève des Caraïbes après avoir rendu visite à sa mère au sanatorium de Miami". Il reste ensuite jusqu'au bout du générique pour découvrir, ému comme s'il "avait déchiffré la pierre de Rosette", qu'il s'agit de La Mer de Charles Trenet.
S'enquérant auprès de ses connaissances, on lui propose d'abord une version en anglais interprétée par un certain Bobby Darin, "l'un de ces crooners mielleux parfaits pour les adolescents en rut. Il avait fait de La Mer une épouvantable adaptation destinée à satisfaire l'optimisme nord-américain d'après-guerre." J'en ai retrouvé une archive du 19 mars 1960, qui confirme le succès dudit crooner.


Le narrateur exige ensuite la version originale, de notre Trenet national :


S'il n'avait pas retrouvé cette chanson, il n'aurait, selon lui, jamais su la vérité à propos de ses parents ni du mensonge qu'ils lui avaient servi "avec tant d'amour et de haine des années plus tôt."
Je n'irais pas plus loin avec cette histoire, cela nous entraînerait dans une autre bifurcation dont je ne serais pas certain de revenir, et je me transporte deux pages plus loin avec le passage suivant (mais nous restons sur ce thème annoncé du mensonge) :
"Pour l'essentiel, les photos sont des formes socialement acceptées de mensonge. Ce qu'elles montrent n'a jamais été, bien qu'il se présente à nous comme rigoureusement vrai. Quelqu'un nous demande de sourire, de prendre la pose, de regarder l'objectif et d'offrir une seconde de notre vie à la postérité. Mais il s'agit d'une seconde artificielle qui ne reflète en aucun cas la vérité.
Je songe au cliché d'un homme mourant les bras ouverts pendant la guerre civile espagnole, aux images bleues de la terre prises dans l'espace, aux photos de Jacques-Henri Lartigue où la liquidité des vagues se suicidant contre les récifs semble se pétrifier avec l'orgueil pathétique  d'un animal bien dressé qui s'immobilise quelques secondes afin qu'on puisse apprécier le triste tour qu'on lui a enseigné et qu'il n'aurait jamais dû apprendre."
Alors bien sûr on aura reconnu la célèbre photo de Robert Capa, dont l'authenticité est d'ailleurs encore discutée (on l'a soupçonnée d'avoir été mise en scène - Capa l'ayant déjà fait, ce n'est pas invraisemblable -, mais comme la planche-contact n'a pas été retrouvée, on ne pourra jamais le prouver).

Robert Capa, "Mort d'un soldat républicain".
Toutefois ce n'est pas Capa qui m'a retenu ici mais la mention de ces photos de Jacques-Henri Lartigue, avec "la liquidité des vagues se suicidant contre les récifs". Que vous tapiez dans Google "Jacques-Henri Lartigue  + vagues" ou "Jacques-Henri Lartigue  + récif", quelle est la photo qui s'impose chaque fois ? Sinon Sala au rocher de la vierge , photo prise à Biarritz en 1927. Cette même photo qui était apparue, il y a une  semaine,  synchroniquement sur le site de Vila-Matas et dans La Zone de Stalker.


Qu'il s'agisse de cette photo, j'en veux encore pour confirmation que le nom même de Biarritz apparaît à la page suivante :
"Sur la photo, je posais en petit Neptune assis sur un trône miniature, drapé d'une cape, la tête ceinte d'une couronne en carton doré, dans un endroit que j'ai reconnu sans peine grâce à ses haies taillées en forme de tritons et de sirènes : les jardins qui entouraient la fausse construction grecque de l'hôtel Parthénon, à Biarritz."
Pour finir, intéressons-nous d'un peu plus près à ce fameux Lartigue, né en 1894, qui prend ses première photos en 1900 et possède son propre appareil en 1902, à l’âge de 8 ans. "Il y a l’essence de la vie, écrit Maïlys Celeux-Lanval, dans chacune de ses œuvres, le goût du soleil et la violence de la mer. Un sentiment positif émane de ses œuvres. Sa vie semble à l’abri de tout danger, mais plus que ça, son goût n’est que sucré. Il regarde ses amis, ses parents, et le spectacle qu’il photographie est celui d’un monde mondain sans souci. [...] Accoutumé à la vie des stations balnéaires dès son plus jeune âge, il connaît le loisir des pieds dans l’eau, seul sur la grande plage de Biarritz, de Cannes ou de Nice. Le luxe de la vie, Lartigue est gâté, chanceux, heureux. L’imagerie de la mer revient tout au long de son œuvre."

On a compris que Lartigue ne photographie pas pour gagner sa vie. Pas besoin. Aussi sa reconnaissance est-elle tardive : il expose en 1963 au MoMA de New York, alors qu'il a soixante-neuf ans. "La même année, ses photographies paraissent dans le numéro de Life annonçant l’assassinat du président Kennedy: le magazine fait le tour du monde, et c’est ainsi que Lartigue devient un des photographes français les plus connus." Une autre coïncidence appréciable...

Jacques-Henri Lartigue

C'est le 18 juillet 1963 que naît à Buenos-Aires Rodrigo Fresán.

Le 2 mars 2019, Claro, dans Le Monde des livres, chroniquant le dernier roman de l'argentin, La Part rêvée,  termine par cette citation dont la première partie pourrait sans problème servir de cartel à la photo lartiguienne :
« Le passé est comme un ressac géant et un salut murmuré au pied ou du haut des falaises. Un changement subit dans la pression atmosphérique et le passé éclate de rire devant notre planche de surf. (…) le clown en profite pour violer l’écuyère, voler son fouet au dompteur et l’abattre sur le prestidigitateur pendant que le public hypnotisé découvre que le présent est un cirque en flammes sans avenir ni filet. »
La chronique ouvrant sur d'autres liens en rapport avec l'oeuvre fresanienne, je tombe sur ces notes pour une théorie de la fin du monde, dans un article publié en mai 2011. Je ne résiste pas à consigner la sixième et dernière note, qui résonne puissamment avec ce qui précède :
"SIX - Idée pour une courte nouvelle de science-fiction. Un homme invente la machine à remonter le temps. Sa première excursion a lieu le soir du 6 avril 1912, quand le côté du Titanic heurte un iceberg. L'homme dîne merveilleusement, n'avertit personne, passe un moment sur le pont, filme le big crack avec son petit téléphone et regagne le présent. Bien sûr, il met sa vidéo sur YouTube. Quelques heures plus tard, l'homme se rend à Dallas, Texas, et se retrouve dans la matinée splendide du 22 novembre 1963. Maintenant que j'y pense, cette histoire ressemble à une nouvelle de Kilgore Trout, écrivain catastrophiste de science-fiction créé par Kurt Vonnegut, qui me manque de plus en plus. Vonnegut est mort en 2007 et c'était un grand maître du Jugement dernier. Dans ses romans et ses nouvelles, il se plaisait souvent à détruire notre planète et le faisait mieux que personne. Dans une interview, il a déclaré qu'aucun écrivain ne pouvait se considérer comme un auteur "véritable et sérieux" s'il n'avait pas au moins une fois couché sur le papier un holocauste aux proportions cosmiques.
Je conclus ces pages en rendant hommage à sa mémoire et à son oeuvre à laquelle je dois tant. Qu'il repose en paix, où qu'il soit, pendant que je relis encore et toujours ses livres puissamment unplugged, dans lesquels il nous raconte comment tout prendra fin sans qu'il lui soit nécessaire d'attendre que cela arrive pour le filmer et dire ensuite, pendant que défilent les crédits du THE END, combien de visites et de comments il a reçus."
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Ajout du 4 mai : c'est un détail que j'ai failli noter hier, mais la fatigue était grande, et j'ai préféré différer. J'y reviens donc aujourd'hui. J'ai cliqué sur le nom de la rédactrice de l'article sur Lartigue, Maïlys Celeux-Lanval, ce qui m'a donné accès à la liste de tous les papiers qu'elle avait rédigés pour le site Boumbang. Or, juste au-dessus de Lartigue se trouvait la chronique sur la bande dessinée de Cyril Pedrosa, Portugal (2011).


Magnifique point d'orgue pour le thème lusitanien qui a traversé cette propre chronique. Il se trouve que j'ai lu récemment Portugal, grâce à un prêt de mon ami Gary Tupolev, l'ami des pangolins, et je partage entièrement l'avis de Maïlys Celeux-Lanval, c'est un chef d'oeuvre : "Pedrosa parvient à nous faire sentir la chaleur de la ville, de ses pierres et de ses habitants. Les toits, les escaliers, la plage dansent dans une sorte d’hallucination fidèle à une impression lusitanienne."

La plage est ainsi ce lieu commun aux deux artistes, pourtant socialement aux antipodes, mais unis dans un même goût du mouvement et de la beauté.

Cyril Pedrosa, Portugal, 2011, Editions Dupuis


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