lundi 25 mai 2020

Le G.I. et la golfeuse

J'avais une autre raison de consacrer un article à Gilles Caron. En janvier 2017, au début du projet Heptalmanach, j'avais réuni quelques notes au sujet du photographe, dont le parcours fulgurant faisait écho aussi bien à la théorie des 313 articles que j'avais décidé d'écrire cette année-là, qu'à la fiction en 52 épisodes qui tournait autour de l'année 1967. Deux des personnages de l'histoire étaient directement reliés au Vietnam, où la guerre faisait rage entre le corps expéditionnaire américain et le Viet-Cong. Or, Gilles Caron s'était rendu dans le pays en novembre-décembre 1967.

Mais cet article, je ne l'ai jamais écrit, requis par d'autres lignes de sens, d'autres pistes suscitées par l'Attracteur étrange.
Au départ de mes quelques notes, il y avait tout d'abord cette mention d'une vidéo du journal Mediapart, visionnée le 30 décembre 2016, le lendemain de sa mise en ligne : Images et gestes du soulèvement, entretien avec Georges Didi-Huberman, alors  commissaire de l'exposition Soulèvements au Musée du Jeu de paume.


A 24 :10, l'historien évoque Gilles Caron, en affirmant qu'il était l'un des grands photographes des soulèvements, et qu'il avait en particulier "magnifiquement photographié les révoltes populaires, les soulèvements paysans en 1967." Puis il commente la photo* de Caron qui est aussi la première de couverture du catalogue d'exposition.

Gilles Caron, Manifestants catholiques, Bataille du Bogside, Derry, Irlande du Nord, août 1969.
Épreuve gélatino-argentique, tirage moderne, 40 x 30 cm, Fondation Gilles Caron
Didi-Huberman  insiste sur la dimension gestuelle de l'exposition : il est question de montrer des corps qui, très concrètement, se soulèvent, et donc, malgré la violence qui affleure, on est frappé aussi, dit-il, par la grâce de ces garçons qui jettent des pierres sur la police : "On dirait qu'ils dansent." C'est alors que Joseph Confavreux propose : "ou qu'ils font du golf." Et c'est là un passage crucial de l'entretien, car G.D.H. avoue ne pas y avoir pensé, mais la remarque lui paraît "très intéressante" et il ajoute : "Parlons du golf". Et il évoque alors le grand historien d'art sur lequel il a beaucoup travaillé, Aby Warburg, grand collectionneur d'images et adepte de montages pour son Atlas Mnémosyne, qui, à côté de choses horribles, montre tout à coup une golfeuse.

Mnemosyne Atlas 77.5 Photograph of the golf champion EriKa Sell-Schopp, from “Frau und Gegenwart”
Plus précisément, Warburg aurait montré cette golfeuse en association avec une iconographie des Ménades mettant Orphée en pièces**, révélant là ce qu'il nomme une survivance (Nachleben), quelque chose qui survit souvent à travers un jeu. "Le geste même du golfeur, explique G.D.H., est la survivance d'un geste d'une extrême violence."

Or, dernière note sur le cahier bleu où j'ébauchais les articles du projet 2017, je signalais que juste avant la vidéo de Médiapart, j'avais regardé Témoin muet, troisième épisode des Petits meurtres d'Agatha Christie : la bonne y était tuée à coups de club de golf.


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* Photo également commentée, par Benjamin Bardinet, sur le site toujours actif de l'exposition :
"Connu pour ses photoreportages de guerre, fasciné par les actes libérateurs et la figure de l’insurgé, le photographe Gilles Caron porte tout au long des années 1960 un intérêt pour les conflits sociaux qui marquent son époque. Le premier qu’il est amené à couvrir est une révolte paysanne qui a lieu à Redon en 1967. Soucieux de produire une image qui lui apparaisse comme une traduction formelle de la colère de ces paysans, [Il y a ici une légère erreur, B.B. confond les deux événements : il ne s'agit évidemment pas sur la photo de paysans, mais bien de manifestants catholiques irlandais.] il saisit le geste d’un manifestant envoyant un projectile en direction des forces de l’ordre. Photogénique, ce geste suspendu donne aux insurrections une dimension chorégraphique et témoigne de la violence des revendications sociales qui animent les manifestants. La « figure du lanceur » réapparaît ensuite à l’occasion des événements de mai 1968 puis des conflits qui ont lieu en Irlande du Nord en 1969. Cet archétype s’inscrit dans la tradition de la représentation de David contre Goliath : le symbole de la puissance portée par la foi de celui que l’on pense faible face à la force brute. (...)"

** Encore une fois, je dois relever une petite erreur : j'ai retrouvé sur le site allemand Peter Matussek les planches de l'Atlas Mnemosyne de Warburg. Or, sur la planche 77, ce ne sont pas les Ménades qui sont représentées à côté de la golfeuse, il s'agit bien d'un "massacre", mot employé par G.D.H., mais c'est celui peint par Delacroix en 1824 : Scènes des massacres de Scio. Rappelant  les massacres perpétrés à Chios en par les Ottomans lors de la guerre d'indépendance grecque.



Un détail du tableau figure juste en dessous, Madre morta con bambino (pour reprendre le titre du site italien engramma, où nous pouvons voir aussi des reproductions de l'atlas), copie conservée à La Nationalgalerie de Prague.




Delacroix - Massacre de Scio (détail)
On se demande ce que Warburg avait en tête avec cette nouvelle association d'images. En tout cas, s'il m'était permis de prolonger le geste warburgien, j'ajouterai au moins l'une des peintures de Clotilde Vautier, la mère de Mariana Otero, qui lui valurent en 1967 la deuxième place au concours de la Casa de Velazquez, "avec des appréciations très élogieuses du jury", est-il précisé sur le site Awarewomenartists.

Clotilde Vautier, Tricoteuse endormie, 1967, huile sur toile, 73 x 92 cm,

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