samedi 10 juillet 2021

Du rêve de la "roche murmurante"

Dans un entretien paru dans le dernier numéro de Philosophie magazine, l'anthropologue Nastassja Martin*, évoquant le rôle du rêve chez les chasseurs animistes, en l'occurrence les Even du Kamchatka, explique que "certaines choses se déposent dans les âmes des humains la nuit, et, au matin, un rêve peut orienter la direction d’une journée, d’une vie, selon la nature du rêve et le type de rencontre. En Occident, on ne conçoit pas le rêve comme un portail d’accès à un autre pan de la réalité mais simplement comme un processus de projection nocturne." Même si on pense que ceci est vrai pour les chasseurs Even, en est-il de même pour nous, Occidentaux, qui vivons pour la plupart loin des forêts et des montagnes, dans des milieux urbains, artificialisés ? Nous hésitons pour le moins à le penser.

Il arrive pourtant que le matin nous leste de rêves étranges, oh ceci est rare, imprévisible, rêves qui échappent à la logique diurne, sur lesquels on s'interroge longuement. Ainsi le 5 juillet dernier, me suis-je réveillé avec un prénom et un nom : Francesco ou Francisco Ayala. Ces noms, je les voyais distinctement alors que tout le reste du songe s'était évanoui. Seul surnageait Francisco Ayala. Dont j'ignorais totalement l'identité, pour autant qu'un Francisco Ayala existât quelque part. Dans ces conditions, le moteur de recherche s'impose et généreusement m'inonde de 37 900 000 résultats. Deux Francisco Ayala tiennent la corde : l'un, Francisco José Ayala, un biologiste espagnol de grand renom mais qu'une affaire de harcèlement sexuel a acculé à la démission de l'université de Californie en 2018. L'autre Francisco Ayala m'intéresse plus : né le à Grenade et mort le


Le mystère est épais : faut-il supposer que mon inconscient a croisé un jour le nom de Francisco Ayala, l'a enregistré pour le ressortir des années plus tard ? Pour quelle obscure raison, je n'en sais rien, et aucune symbolique ne me vient à l'esprit pour expliquer cette survenue.

Bon, passons sur l'énigme Ayala. Il reste que deux jours plus tard ou le lendemain, je ne sais plus très bien, un autre rêve me livre cette fois une expression, seule rescapée là encore de la vague oublieuse du réveil : "roche murmurante". Nouvelle googlisation, et cette fois, curieusement, le moteur annonce deux résultats environ (en fait il y en a trois). Examinons-les : le premier est extrait d'un Google Book, Les étangs de la nuit, d'une certaine Geneviève Furn, avec un sonnet, Réminiscence, où l'on peut lire dans le premier tercet :

Je me sens l'algue tendre enlacée à la roche,
Murmurante d'amour en l'onde qui l'approche,
Fascinée au cristal d'émeraude et d'azur.

Ici la virgule révèle que ce n'est pas la roche qui est murmurante, mais la narratrice. 

Le second résultat est une traduction du titre d'un épisode d'une série Netflix, Whispering Rock (Virgin River).

Le troisième est issu d'un récit en pdf, Vois les étoiles, sans indication d'auteur, une histoire de satyre traqué par les humains : "Le guerrier ne brillait pas. Il retourna à son lapin. Il se mit ensuite en
route pour trouver un abri près de la roche murmurante. Il trouva un arbre dont les racines formaient un trou assez grand pour qu’il puisse s’y dissimuler en accumulant quelques branches sur lui.
"

Est-il nécessaire de préciser que je n'ai jamais croisé jusque-là l'une de ces trois sources ? La roche murmurante est donc une création de mon cerveau, une production de mon inconscient. On remarquera que l'expression s'inscrit bien pour le coup dans une visée animiste : le rocher qui parle, voilà qui défie la vision cartésienne.

Or, ce même jour, j'ai rapporté de la médiathèque trois livres, dont deux se trouvent être circonscrits dans l'espace parisien, le bref Au loin le ciel du Sud, de Joseph Andras - déambulation sur les traces de  celui que l'on n'appelait pas encore Hô Chi Minh -, et le plus imposant Paris fantasme de Lydia Flem, qui ausculte la seule rue Férou sur presque cinq cents pages. Elle écrit, page 45 :

"La rue Férou n'est pas seulement la rue Férou, elle est devenue ma rue Férou.
Comme dans les ruses obliques du rêve, où tout se métamorphose, se déplace, se condense, ma rue Férou raconte en creux l'arbre généalogique d'un monde assassiné qui me hante dont je tente d'apprivoiser la douleur par cet étrange retour."

Et cinq pages plus haut, ces lignes donnent soudain une autre vue de la "roche murmurante" :

"J'arpente plus volontiers les pages des livres et des manuscrits que l'asphalte des villes. La littérature m'abrite, m'exalte et m'apaise. A défaut de traverser l'espace avec aisance, la liberté m'est donnée de conduire une recherche sur l'aura des lieux. Si les murs parlent à voix feutrée, loin du brouhaha du monde, une oreille butineuse pourrait en capter quelques murmures, se laisser séduire par ses petites musiques." [C'est moi qui souligne]


Mon rêve était-il de nature prémonitoire ? Annonçait-il ce livre ? La question est vertigineuse. J'y vois bien sûr la dynamique d'un Attracteur étrange, qui coagule, en un bref laps de temps autour d'un motif central, des micro-événements, des détails, des faits saillants en défiant toute logique causale. Et ce n'était pas fini : page 86, Lydia Flem examine les liens familiaux de cet Étienne Férou qui donna son nom à la rue :
"La noble famille par alliance d'Etienne Férou, les du Breuilly, m'invite à dépouiller des généalogies de familles de la noblesse du XVIe siècle, des familles parisiennes comme celles des terres de la Manche au Languedoc. Sur le point de déclarer forfait, je choisis de me concentrer sur un détail : "chanoine en l'église de Saint-Ursin". Mon attention se trouve alors attirée par l'histoire des Chambellan de Bourges, où je découvre le nom de "Guillaume du Breuil, chanoine à Bourges."
Or, je dois précisément me rendre à Bourges l'après-midi même (rendez-vous de ma fille Violette chez un ophtalmologue**). Cabinet situé dans ce centre commercial qui a emprunté son nom à la cité gauloise originelle, Avaricum. Pour prendre patience pendant la longue attente qui préside toujours à ces rendez-vous, j'embarque dans mon sac à dos le Bourges cité première de Philippe Audoin (le père de Fred Vargas), ouvrage que j'ai déjà eu l'heur de citer ici plusieurs fois.

A la fin d'icelui, Philippe Audoin écrit qu'il a tenté de décrypter Bourges comme on analyse un rêve, "c'est-à-dire de saisir quelque peu son "contenu latent", que son "contenu manifeste" révèle et dissimule à la fois." Et par-là n'est-il pas étonnamment proche de l'enquête de Lydia Flem, dont on ne peut oublier qu'elle est psychanalyste ? "Je disais, au début : cette ville est folle, poursuit Philippe Audoin. J'aurais tout aussi bien pu dire : cette ville rêve, cette ville est un rêve, le rêve trois fois millénaire des générations qui l'ont faite, avec ce que le réel leur fournissait de données, et pas seulement pour se protéger, pour se tenir chaud, mais aussi pour témoigner de leur gloire, de leur savoir, de leurs espérances, de leur obsession de la mort." Il écrit aussi que chaque ville est en proie à un rêve unique : "aucun signe n'y a été tracé qui ne fît écho à un signe plus ancien ni n'appelât à un signe futur." Et dans la phrase qui suit, je ne retrouve pas sans émoi ce mot de "roche" émergé du rêve comme un récif : "Là encore, comme dans le rêve, ce sont les impressions les plus archaïques, les plus ignorées qui gouvernent sous roche la vie consciente de la cité."


Bourges. Cathédrale ; église souterraine. L'ours aux pieds du gisant de Jean de Berry (Saint Ursin n'est certainement pas sans rapport lui aussi avec la figure de l'Ours)

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* Nastassja Martin, Les Âmes sauvages (La Découverte, 2016), Croire aux fauves (Verticales, 2019). Quatrième de couverture : «Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l'actuel ; le rêve qui rejoint l'incarné.» 

** Un problème d’œil à régler, donc. Qui résonne, je m'en avise plus tardivement, avec Les Larmes, la célèbre photo de Man Ray en couverture du livre de Lydia Flem.

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