- Suppose simplement qu'elle conduise.
- Et lors de son voyage à Saint-Porchaire, Irène ne se serait pas aperçue de son absence ?
- Elle était à Bourges."
Fred Vargas, Quand sort la recluse, p. 379.
Un obscur théologien du IIème siècle, saint Irénée, fait donc le pont entre La recluse de Fred Vargas et les Sans Roi de Pacôme Thiellement. Mais je l'ai annoncé, il y a d'autres résonances entre les deux ouvrages. Ne serait-ce pas tout d'abord la Bibliothèque tout entière de Nag Hammadi la grande Recluse de l'histoire religieuse ? Quarante-quatre livres retrouvés en décembre 1945 dans une jarre de terre rouge en plein désert égyptien, mais dont il faudra attendre 1977 pour avoir une édition complète en anglais, et novembre 2007 pour une édition complète en français dans La Pléiade. "La seule façon de comprendre la Bibliothèque de Nag Hammadi, affirme Pacôme Thiellement, c'est de lui poser concrètement des questions, et pour commencer, de lui demander pourquoi elle a mis si longtemps pour venir à nous."
Pour l'écrivain, le héros de la Bibliothèque de Nag Hammadi est une héroïne. "C'est Sofia. Sofia amoureuse. L'image de notre âme." Pour comprendre ce qui va suivre, il importe de lire jusqu'au bout cette citation un peu longue :
"Lorsqu'elle tomba dans un corps et vint en cette vie, l'âme tomba au pouvoir de nombreux brigands, et les violents se la passèrent l'un à l'autre et la souillèrent. Certains la prirent par violence, d'autres en la séduisant par un cadeau illusoire." L'Exégèse de l’Âme, peut-être le cœur de la Bibliothèque de Nag Hammadi, porte bien son titre, et même à double titre. Il ne se contente pas de se faire l'"exégèse" de l'"âme" ; soit : étudier l'âme, retracer son origine, son parcours, sa signification. Bien lu, le texte peut également apparaître comme une exégèse globale de tous les autres récits qui font intervenir des incarnations de la Sofia. L'Exégèse de l’Âme nous explique leur signification secrète - elle nous dit ce que nous aurions dû y lire. Cette jeune femme, violée et humiliée, trompée et abusée, dès le commencement du monde, et qui ensuite erre en cherchant le salut, c'est nous. C'est nous tous. Et si nous considérons le Démiurge comme notre père, et de surcroît l'aimons, alors nous sommes tous victimes d'inceste en plein déni, parce qu'il fut le premier à nous souiller et à nous séduire. Tous les récits des Sans Roi décrivent le commencement du monde comme le récit d'une petite fille violée par son père.
"Elle fut souillée et perdit sa virginité. Elle se prostitua dans son corps et se livra à tout le monde, pensant que celui auquel elle va s'enlacer est son mari. Après qu'elle se fût livrée à des amants adultères, violents et infidèles pour qu'ils usent d'elle, elle sanglota beaucoup et se repentit." (p. 133)
😈 Attention, ici je suis contraint de spoiler le polar de Fred Vargas, n'allez pas plus loin si vous voulez lire ce livre en préservant tout le suspense.
Car ce que décrit Pacôme, c'est exactement ce qui se passe dans La Recluse. Les meurtres par venin d'araignée sont la vengeance d'une petite fille violée par son père, gardien de l'orphelinat de La Miséricorde, un certain Seguin qui conduit Adamsberg et Veyrenc à réinterpréter le conte d'Alphonse Daudet :
" - Tu te souviens ? De ce conte ? De l'histoire de ce monsieur Seguin et de sa pauvre petite chèvre ?
- Elle s'appelait Blanquette, dit Veyrenc. Et elle était si jolie que les châtaigniers s'inclinaient jusqu'à terre pour la caresser de leurs branches.
- Elle avait voulu fuir, n'est-ce pas , être libre ?
- Comme les six autres avant elle.
- J'avais oublié les six autres.
- Si. Monsieur Seguin aimait follement les petites chèvres mais toutes voulaient lui échapper et toutes y avaient réussi. Blanquette était la septième.
- J'ai toujours pensé que Seguin était lui-même le loup. Et puisque sa chèvre rêvait de lui échapper, il avait préféré la bouffer.
- Ou l'agresser, précisa Veyrenc. En cas de révolte, Seguin menaçait ses chèvres de "voir le loup". Tu connais le sens de l'expression : voir l'homme nu et connaître l'accouplement. Tu as raison. En réalité, Blanquette s'est fait violer. Rappelle-toi : face au loup, elle "a lutté toute la nuit", et c'est à l'aube qu'elle s'est affalée au sol, sa fourrure blanche toute sanglante - car la jolie petite chèvre était blanche, donc vierge -, pour se laisser dévorer. Tu te dis donc que Seguin portait bien son nom ?" (p. 377)
Seguin ne s'est pas contentée de violer sa fille, il l'a séquestrée pendant vingt et un ans, et son autre fille, séquestrée pendant dix-neuf ans, il l'a louée à une bande de dix jeunes violeurs qu'il laissait sortir en toute impunité de l'orphelinat qu'il avait charge de garder. Jusqu'à ce que, en 1967, Enzo le frère aîné tranche la tête de Seguin, et libère ses deux soeurs. C'est l'aînée, Bernadette, qui patiemment a organisé ensuite les meurtres de toute la bande de bourreaux avec le venin concentré de l'araignée recluse.
Je suis bien certain que Fred Vargas n'avait aucune intention de porter un message métaphysique à travers son intrigue arachnoïde, d'en faire une métaphore du voyage de l’Âme comme dans les textes gnostiques de Nag Hammadi, mais selon moi cela n'infirme nullement cette lecture de son œuvre. Quelque chose s'est transcrit là dont elle n'avait pas elle-même conscience.
Par ailleurs, j'ai encore une autre coïncidence en réserve.
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