lundi 6 novembre 2017

# 265/313 - Sa prière avait été exaucée

Avec Pacôme Thiellement, j'avais donc renoué avec le fil dickien. Il se trouve qu'il y avait, dans un recoin de ma bibliothèque, un roman de Dick jamais lu, dont je ne sais même pas si c'est moi qui l'ai acheté, on bien si je l'ai emprunté, et à qui. En tout cas, cela fait des lustres. Bien sûr, il ne fait pas partie des œuvres majeures de Dick, mais je me suis dit qu'il était peut-être temps de mettre fin à cette incuriosité. Donc j'ai empoigné Au bout du labyrinthe, qui a été publié aux éditions J'ai lu en 1972, deux ans après la parution aux États-Unis (je suis sûr, soit dit en passant, que c'est en partie à cause de cet éditeur que je suis resté loin du livre : je déteste cette stupide appellation J'ai lu et son logo en broche de rombière).

Un Dick mineur est toujours un Dick supérieur à la grande majorité des romans de SF qui existent sur le marché. Cette étiquette de science-fiction convient d'ailleurs fort peu à Dick, qui s'intéresse plus à la théologie qu'à la science, ou du moins ne s'intéresse à la science que dans la mesure où elle ouvre des perspectives nouvelles, souvent effrayantes, à l'homme et à la société dont il fait partie souvent à son corps défendant. Là, il est question de transfert sur une planète, Delmak-O, où le héros principal de l'histoire, Seth Morley, se retrouve en compagnie d'une poignée de scientifiques aussi ignorants que lui de la mission pour laquelle ils ont été recrutés. La dite planète étant en outre affectée d'une sorte d'impermanence de ses paysages, la paranoïa, registre dans lequel Dick excelle, ne tarde guère à s'emparer du groupe.

J'ai lu avec un vif intérêt, sous le coup, je dois l'avouer, d'une attente légèrement fébrile. On a beau accumuler les coïncidences, enregistrer chaque semaine de nouvelles synchronicités, on espère toujours the Big One. La correspondance si improbable qu'elle emporterait même l'adhésion des plus rationalistes de nos amis.
Ce qui est très certainement une illusion.
Alors oui, j'ai lu A maze of death (son titre anglais, plus explicite), mais rien ne s'est imposé ou plutôt si, une seule chose, qui peut sembler accessoire, et qui l'est peut-être, mais qu'il faut tout de même consigner, même si je sais bien qu'elle ne convaincra personne qui n'a pas envie d'être convaincu.  Il n'y avait pas à aller loin, tout était dans la première page :
”Son boulot, comme toujours, le barbait. Aussi, la semaine d'avant, il était allé au transmetteur du vaisseau et avait branché des circuits sur les électrodes reliées en permanence à sa glande pinéale. Les circuits avaient communiqué sa prière au transmetteur, et de là elle avait été véhiculée jusqu'au plus proche relais ; elle s’était ensuite répercutée pendant des jours à travers la galaxie, pour aboutir, il l’espérait, à l’un des mondes divins. Cette prière avait été simple et formulée en ces termes : ”Cette saleté de boulot de contrôle de stocks me barbe. C'est trop routinier … et puis ce vaisseau est trop grand et il y a trop de monde dessus. Je ne suis qu’une unité de réserve sans utilité. Pourriez-vous m'aider à trouver quelque chose de plus créatif et de plus stimulant ?” Il avait adressé la prière, comme de juste, à l’Intercesseur. Si elle n’était pas exaucée, il la re-adresserait cette fois au Psycho-façonneur. Mais sa prière avait été exaucée”       (Philip K. Dick : Au bout du labyrinthe, Collection Ailleurs et Demain, R. Laffont)
Vous devez savoir que je ne trouve pas grand plaisir à recopier une citation un peu longue, et souvent je lance une recherche Google avec une partie du texte, histoire de vérifier si ce texte n'existe pas déjà quelque part, de façon à ce qu'un simple copier-coller me dispense du fastidieux recopiage. Et là, bingo, j'ai trouvé. Et pas n'importe où, sur le site coursdaction.fr, de Jacques Theureau, un ingénieur, chercheur au CNRS, qui réalise et dirige depuis plus de trente ans des recherches en analyse du travail et conception ergonomique.

Ce qui est étrange, c'est que la citation de Dick est au début d'un texte de Theureau  intitulé  L’intervention ergonomique : question de méthodes, texte proposé à la discussion au Laboratoire de Physiologie du travail et d’Ergonomie du CNAM, en février 1974. Or, c'est juste avant l'histoire du poisson d'or de mars 1974 qui bouleversa la vie de Philip K. Dick.

Dans le préambule de 2012, Jacques Theureau revient sur la genèse de son texte en évoquant la citation de Dick :
"Ce curieux texte écrit en Janvier-Février 1974 — c’est-à-dire fort de mon expérience passée de travail d’ouvrier en usine d’automobiles et comme justification de mon travail d’ouvrier qui commençait en usine chimique — pour le Laboratoire de Physiologie du Travail et d’Ergonomie du CNAM, les chercheurs et enseignants de ce Laboratoire, comme un seul homme, son directeur, avaient refusé ne serait-ce que de le critiquer. Son titre est inspiré de la longue introduction que J.-P. Sartre a donné à la Critique de la Raison Dialectique (Sartre, 1960). Son contenu présente ce que la littérature marxiste peut apporter de plus précis en matière d’intervention sur les conditions de travail. Ce texte commençait par une citation de Philip K. Dick, un auteur nord-américain de science-fiction, que je concluais ainsi : « Eh bien, ce texte n’est finalement qu’un appel à supprimer tous les intermédiaires entre la prière simple et l’intervention ergonomique (…). Deux moyens y sont présentés pour ceux qui voudraient répondre à cet appel : aller voir les travailleurs en lutte ; acquérir une nouvelle conception de la connaissance, [ou encore] remplacer le taylorisme en profondeur, dans sa théorie et sa pratique ». Bel optimisme ! (...)" [C'est moi qui souligne]
Je ne sais trop que penser de cette correspondance inattendue avec l'un des chercheurs les plus en pointe dans l'anthropologie du travail,  créateur de ce concept de cours d'action que j'avais rencontré dans la lecture d'un ouvrage de Bruno Latour (Cogitamus, La Découverte, 2010) sans que ce dernier l'explicite vraiment.

Bon. En tout cas, le même 11 octobre où je commençais la lecture du livre de Philip K. Dick, je tombai sur ce dessin de François Matton (site en lien sur Alluvions) :

Si je voulais une coïncidence, ma prière était exaucée.

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