mardi 28 novembre 2017

# 284/313 - De l'encre qui fait couler du sang

20/11 - Le Corbeau, sur Arte. Je l'ai déjà vu, et il n'y a pas très longtemps, mais on a bien compris que Clouzot m'obsède en ce moment, on frôle l'addiction, et me voici donc à nouveau devant l'écran. Fort de ce que je sais maintenant sur les conditions de production du film, le contexte brutal d'où il émerge presque miraculeusement, je n'en admire que davantage le créateur de cette sombre histoire de lettres anonymes. Et d'emblée je suis saisi par le nom de la sous-préfecture où elle est censée se dérouler : Saint-Robin.


Pourquoi ce nom me frappe-t-il ? Tout simplement parce qu'il n'existe pas ! Beau constat, me direz-vous, c'est une fiction, bien sûr que cette ville n'existe pas. Oui, mais tant qu'à choisir une ville Saint machinchose, on prend en général un saint existant, qui se décline à moult exemplaires, Martin, Jean, Paul, Pierre ou Jacques... Il n'y a que l'embarras du choix. Sauf que Clouzot nous sort saint Robin, et que vous pourrez toujours chercher, il n'existe aucun saint Robin, ni d'ailleurs aucune commune à ce nom en France. Robin est au calendrier mais on le raccroche à Robert (il existe plusieurs saint Robert), dont il est à l'origine un diminutif.

C'est un détail, mais un grand cinéaste ne laisse pas un tel détail au hasard. Cette désinvolture vis-à-vis du martyrologe catholique est bien à l'avenant de son traitement de la religion, qui nous permet de mesurer en passant l'ampleur de la déchristianisation depuis le milieu du XXème siècle. En 1943, tout le monde ou presque se rend à l'église (seul le docteur Germain, joué par Pierre Fresnay - un des seuls personnages qui échappent à la bassesse générale - s'y refuse, affirmant n'être pas croyant). Et c'est au moment du sermon que tombe en feuille morte de la galerie supérieure  une énième lettre du corbeau, ridiculisant du même coup la péroraison emphatique du curé (celui que l'on nomme parfois corbeau, à cause de sa sombre soutane). Pas étonnant, le verdict sur le film de la Cote Morale de la Centrale Catholique : « À proscrire ».

Ils ne sont sans doute pas nombreux les films à avoir donné un nouveau sens à un mot de la langue française. Oui, le mot même de "corbeau" pour désigner l'auteur de lettres anonymes délatrices s'est imposé avec le film de Clouzot. Dans l'affaire de Tulle dont il s'est inspiré, Angèle Laval, employée à la préfecture, ne signait pas ses lettres sauf sur la fin, en 1921, où elle signa "L'Oeil de Tigre", s'inspirant d'une pierre-talisman qui aurait eu le pouvoir de retourner les mauvaises ondes à l'envoyeur. Lors de son procès, le 5 décembre 1922, un journaliste du Matin la décrivit ainsi : "Elle est là, un peu boulotte, un peu tassée, semblable, sous ses vêtements de deuil, à un pauvre oiseau funèbre qui aurait reployé ses ailes". En 1943, l'oiseau funèbre (qui n'est plus une femme mais un homme, un psychiatre qui plus est) signe ses missives "Le corbeau" en les accompagnant d'un dessin du volatile.

Angèle Laval avait été confondue par une dictée imaginée par Edmond Locard, fondateur du premier laboratoire de police scientifique à Lyon en 1910, épisode dont le film s'est aussi inspiré (avec perversité : c'est le corbeau lui-même qui a l'idée du dispositif puis qui mène les opérations, il ne risquait pas d'être démasqué)
Edmond Locard, au début des années trente, offrira à Louis Chavance, le co-scénariste du  Corbeau,  une brochure sur l'enquête et son ouvrage sur les anonymographes.
Angèle Laval, qui ne fut finalement condamnée en décembre 1922 qu'à un mois de prison et 200 francs d'amende (malgré une foule prête à la lyncher), mourra à Tulle, recluse à son domicile du 111, rue de la Barrière, le 16 novembre 1967.

Edmond Locard
NB : Par prudence, je copie-colle chaque article sur un Drive personnel. J'en suis au septième fichier enregistré. Au moment de refermer, je m'aperçois que je suis parvenu à la page 111 de ce septième fichier. Ce qui fait directement écho au 111 de la maison d'Angèle Laval (nom palindromique ainsi que le nombre lui-même).



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