"Je reconnais que cet épisode d’enfance et d’araignées arrive drôlement
au milieu de l’histoire de Chrysanthème. Mais l’interruption saugrenue
est absolument dans le goût de ce pays-ci ; elle se pratique en tout,
dans la causerie, dans la musique, même dans la peinture ; un
paysagiste, par exemple, ayant achevé un tableau de montagnes et de
rochers, n’hésitera jamais à tracer au beau milieu du ciel un cercle, ou
un losange, un encadrement quelconque, dans lequel il représentera
n’importe quoi d’incohérent et d’inattendu : un bonze jouant de
l’éventail, ou une dame prenant une tasse de thé. Rien n’est plus
japonais que de faire ainsi des digressions sans le moindre à-propos."
Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Calmann-Lévy, 1899.
Les araignées de l'enfance se rappellent au bon souvenir de l'auteur au beau milieu du roman exotique. Il se dédouane de cette intrusion étonnante en invoquant le goût du pays pour la digression. Mais est-ce vraiment une digression que cet épisode du vieux mur enlierré ? On a vu avec la nuit verte que Pierre Loti n'hésite pas à reprendre les visions qui l'ont enchanté. Il en use de même avec les araignées dont Bruno Vercier montre bien la reprise dans Le Roman d'un enfant :
"j’encombrais, de mes cahiers et de mes livres tachés d’encre, une table verte abritée sous un berceau de lierre, de vigne et de chèvrefeuille. Et comme on était bien là, pour flâner"À côté de ce bassin, un vieux mur grisâtre fait, lui aussi, partie intégrante de ce que j’ai appelé ma sainte Mecque ; il en est, je crois, le cœur même. J’en connais du reste les moindres détails : les imperceptibles lichens qui y poussent, les trous que le temps y a creusés et où des araignées habitent ; – c’est qu’un berceau de lierre et de chèvrefeuille y est adossé, à l’ombre duquel je m’installais jadis pour faire mes devoirs, aux plus beaux jours des étés, et alors, pendant mes flâneries d’écolier peu studieux, ses pierres grises occupaient toute mon attention, avec leur infiniment petit monde d’insectes et de mousses." [C'est moi qui souligne]
dans une sécurité absolue : à travers les treillages et les branches vertes, sans être vu, on voyait de si loin venir les dangers... ." Notons en passant la présence du vert (la table, les branches), composant un berceau de quiétude, un poste de vigie permettant de voir arriver de loin les dangers. "Entre les feuillages retombants, j’apercevais, de tout près, ce frais bassin, entouré de grottes lilliputiennes, pour lequel j’avais un culte depuis le départ de mon frère. " Verdure et grotte, c'est le cadre même de l'initiation amoureuse de La Roche-Courbon.
"Quelquefois je m’étendais de tout mon long, sur les bancs verts qui étaient là, pour regarder, par les trous du chèvrefeuille, les nuages blancs passer sur le ciel bleu. Je m’initiais aux mœurs intimes des moustiques, qui toute la journée tremblotent sur leurs longues pattes, posés à l’envers des feuilles. Ou bien je concentrais mon attention captivée sur le vieux mur du fond où se passaient, entre insectes, des drames terribles : des araignées sournoises, brusquement sorties de leur trou, attrapaient de pauvres petites bestioles étourdies, – que je délivrais presque toujours, en intervenant avec un brin de paille." [C'est moi qui souligne]
"Le génie particulier de Loti, écrit Bruno Vercier, consistera à organiser toute son œuvre autour de cette source jamais tarie qu'est son enfance."
Ce n'est pas le seul, je ne peux m'empêcher de songer à Alain-Fournier croisé presque fortuitement l'autre jour, à l'occasion de la visite à Rochefort. La visite de la page d'accueil du site de Bleu autour, l'éditeur de Bruno Vercier, m'a également mis en présence de l'un de ces rapprochements par contiguïté qui sont comme le versant spatial des synchronicités :
En 2014, était donnée lecture sur France-Culture de la lettre d'Alain-Fournier à Yvonne de Quièvrecourt, qu'il avait retrouvée à Rochefort. Sur la page du site dédiée à l'émission, on peut lire ceci : "A la suite de ces chastes retrouvailles, Alain-Fournier lui écrira encore quelques lettres – dont celle-ci, datée de septembre 1913 - mais ne la reverra plus - ou plutôt si, mais recréée dans son œuvre sous les traits magiques d’Yvonne de Galais, dans Le Grand Meaulnes , publié un mois plus tard. “Le héros de mon livre , écrira-t-il, est un homme dont l’enfance fut trop belle. Pendant toute son adolescence, il la traîne après lui. Par instants, il semble que tout ce paradis imaginaire qui fut le monde de son enfance va surgir. Mais il sait déjà que ce paradis ne peut plus être. Il a renoncé au bonheur. ”
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