jeudi 6 avril 2017

# 82/313 - De Cuzion à Gargilesse

"Tiapa, lui, a des muqueuses fragiles (la gorge et le rectum qui sont liés)"

Andreï Tarkovski, Journal, 20 janvier 1980, Philippe Rey, 2017, p. 223*

Résumons : le chieur de Saint-Martial, saint Blaise dévolu à la gorge et au souffle, Gargantua né le même jour que la fête du saint, le fou Triboullet qui joue de la cornemuse de Buz(ançay), prédisant après bien d'autres à Panurge son cocufiage futur, voici une belle constellation rabelaisienne, que l'on peut éclairer encore par cet extrait du catalogue d'une exposition, Quand l'art fait rire, qui eut lieu à Lausanne en 2011-2012, au Musée cantonal des Beaux-Arts :
"Rabelais, qui connaissait bien les coutumes populaires, ne fait pas naître Gargantua le jour de la Saint-Blaise impunément, car avant d’être un grand mangeur, Gargantua possède un nom construit sur la racine onomatopéique gar qui renvoie à l’idée d’avaler. En Catalogne, saint Blaise est le gargantero. Gargantua, inutile de le rappeler avale et pète. Blaise non moins. Quant au savant De peditu, dont on a déjà parlé, il est édité « sub signo Divi Blasii ».
Tousser fait péter. Tussis pro crepitu. « Les médecins répètent à l’envi que la toux correspond à un effort des muscles abdominaux, glotte fermée, suivi d’une brusque expulsion d’air et que les complications des toux répétées (dont la coqueluche) sont le prolapsus rectal, les hernies abdominales, voire les avortements . » Tousser fait péter et le cul peut tousser.
« Votre cul a la toux commère
Votre cul a la toux, la toux . »

La toux répétée est la coqueluche bien nommée par analogie avec le chant du coq. Le coqueluchon,   « cette coiffure caractéristique de la folie médiévale est surmontée à l’origine d’une tête de coq qui évoluera en une simple crête, et c’est cet animal qui protégeait magiquement de la toux son possesseur, maître d’une confrérie carnavalesque ou roi du coq. » " (Christian Besson, Rire en pet)

HONDIUS Hendrik l’Ancien, Deux fous de carnaval, 1642 **
Et soudain, je réalisai que le trajet que j'avais accompli dans la journée de mardi dernier, moi qui ne me déplace plus que très occasionnellement dans mon travail, ce trajet qui m'avait conduit, alors que je souffrais comme par hasard d'une extinction de voix, sur les rives de la Creuse, s'inscrivait à merveille dans cette thématique du cul et de la gorge.

Oui, je devais me rendre à Cuzion et j'y suis allé par Gargilesse. Depuis longtemps, je m'étais avisé de la proximité phonique du nom de Gargilesse avec celui de Gargantua, mais la notation restait isolée, n'était reliée à rien ; je ne concevais pas ce qui me saute aux yeux aujourd'hui : Cu(zion) est à Garg(ilesse) ce que le rectum est à la gorge.


Regardez encore cette facétie : L'alignement Cuzion-Gargilesse, presque parallèle au cours de la Creuse, désigne Badecon-le-Pin, Bas de Con en 1487, "composé facétieux, nous apprend Stéphane Gendron***, avec l'occitan badar "ouvrir" que l'on rencontre dans Badefols (Dordogne) et Badevilain à Usson (Vienne). Selon M.-T. Morlet, les anthroponymes issus de batare (Badé, Badaire, etc.) sont des "sobriquets signifiant : avoir la bouche ouverte, rester bouche bée, et par extension, niais, sot". Le deuxième élément (-con) est, en effet, probablement injurieux, jouant sur l'ambiguïté de con "sot, stupide", ou "sexe de la femme". La traduction d'un tel composé, si l'on admet la comparaison avec Badefols (ouvre, fou !) ou Badevilain (ouvre, vilain !) révèle une injure particulièrement grivoise."

Et ce n'est pas fini : que trouvons-nous sur la rive gauche de la Creuse, en face de Cuzion ?
Rien moins que le village de Montcocu.
Nous sommes bien chez Rabelais.

Ceci confirme la vision de l'historienne Anne Lombard-Jourdan qui écrivait  en 2005 dans sa très belle étude, Aux origines du carnaval (Odile Jacob), que le Berry était pour elle une région conservatoire : trou du cul du monde (si je puis m'exprimer ainsi, après tout je reste dans la thématique du moment...), nous préservions les mythes d'un monde souvent ailleurs disparus :
« Légendes et traditions furent, en Irlande, mieux protégées que sur le continent. Mais il existe aussi en France une région qui fut tenue relativement à l'écart des agressions diverses, un isolat où il s'avère que furent mieux conservées les croyances et les traditions du terroir. Il s'agit du Berry où les habitants, paysans pour la plupart, les perpétuèrent plus longtemps qu'ailleurs, loin des grandes routes d'influence. Les mœurs et coutumes de cette contrée différaient tellement, au XVIIIe siècle encore, de celles du reste du royaume que Victor Riqueti, marquis de Mirabeau, pouvait conseiller au roi Louis XV « de réunir le Berry à son empire au lieu de conquérir des provinces étrangères » (L'ami des hommes, 1756). « Cette contrée, écrit de son côté Laisnel de la Salle en 1875, quoique située au beau milieu de la France, ne semble réellement avoir été découverte que de nos jours. » L 'indifférence à l'égard de l’Église, constatée au XIXe siècle dans cette région, a pu être attribuée au fait qu'elle ne fut jamais complètement christianisée. Ce lieu conservatoire fut le refuge d'où Charles VII, le « roi de Bourges », résista aux Anglais. C'est en Berry que refirent surface, en leur temps, Gargantua et Mélusine. La plupart des auteurs qui furent nos guides ont un lien avec le Berry et le Poitou : ce sont Pierre Bersuire, Jean d'Arras et Couldrette, Rabelais, Henri Baude, du Fouilloux et autres." (p. 235) [C'est moi qui souligne]


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* Sur la même page 223, à la date du 24 janvier, A.T. cite G. K. Chesterton : "Les poètes sont supérieurs aux hommes ordinaires parce qu'ils les comprennent. Ce qui n'exclut pas, bien sûr, que nombre de poètes écrivent en prose, comme Rabelais ou Dickens, par exemple. Les snobs, eux, sont au-dessus des gens ordinaires parce qu'ils ne désirent pas les comprendre. Pour eux, les goûts et les principes des homme ne sont que vulgaires préjugés. Les snobs vous font sentir bêtes ; les poètes, au contraire, vous font sentir plus intelligents que vous n'auriez jamais osé l'imaginer.(...)" [C'est moi qui souligne]

** "Louis Lebeer, auteur du catalogue raisonné des estampes de Bruegel, n’est pas convaincu que ces deux fous soient de la main de Bruegel. Qu’elle soit de Bruegel ou non, cette gravure use subtilement de symboles allusifs à une folie peut-être carnavalesque. Le premier fou, qui esquisse un pas de danse, revêt un masque qui semble moulé sur le visage du second. Il touche un luth « accordé » mais laisse délirer la lyre sur son dos. - Si De Lyra (le grand commentateur de la Glose Ordinaire de la Bible) ne délire, dit Rabelais. Les lyres des « musiques folles » des enfers de Bruegel ou de Bosch, dont quelques cordes parfois sont brisées, confirment notre lecture. Le coqueluchon est à oreilles et grelots car la substance cérébrale d’un fou est si réduite et sèche qu’elle est comme la bille d’un grelot. Il s’orne au front de la pierre de folie qu’il faudra opérer (Lebeer 83). Son compagnon pourrait clamer, comme tout sot qui se présente sur scène : « A part à part je suis venu Un pied chaussé et l’autre nu » - tenue que n’ignore pas certaine initiation moderne. Il enjambe une marotte, et une gravure de la même série fait bien comprendre qu’il l’anime de son souffle anal (Lebeer 95). Le chat, brûlé, massacré ou sacrifié - martyrisé dans des orgues miaulantes dont chaque touche tire une queue -, apparaît souvent en carnaval. Il est ici douillettement lové sur les épaules, dans la position où il réchauffait les pauvres clercs de la Basoche dans leurs études glaciales. C’est donc le greffier des greffiers, tel qu’il a été immortalisé par Rabelais sous le nom de Raminagrobis (« celui qui fait le gros bis, ou le gros dos »). Des bésicles, images de la folie et des clercs, confirment cette lecture. L’enseigne de l’auberge est vide sur notre épreuve, contrairement aux habitudes de Peter Bruegel, qui orne d’un bateau bleu (De blauwer Schuit) celle du Combat..., d’une étoile des Mages, Le massacre des Innocents… Une autre épreuve (Lebeer 94) permet de distinguer... un cygne. Cela n’est pas suffisant pour localiser calendairement nos fous (Noël ? carnaval ? mai ?). 
(Gaignebet Claude in Les Triomphes de carnaval, catalogue d’exposition, Gravelines, Musée du Dessin et de l’Estampe Originale, 2004, n° 39, pp. 114-115)

 *** Stéphane Gendron, Les Noms de Lieux de l'Indre, Académie du Centre et CREDI Editions, 2004, p. 411-412.

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