samedi 22 avril 2017

# 96/313 - L'être-loup de Lupin

"L'humain est sur certains points plus près du prédateur lupin que du chimpanzé, qui est notre plus proche parent génétique ; car les comportements sont aussi contraints par les conditions écologiques d'existence, et créent des parallélismes locaux de forme de vie, comme deux trajectoires d'un "attracteur étrange" dans un espace de phase vont être parallèles et très proches sur une certaine distance, puis diverger soudain dans leurs courbes singulières."

Baptiste Morizot, Les diplomates, Wildproject, 2016, p. 59.

L'essai de Baptiste Morizot part d'un problème qu'il n'hésite pas à qualifier de géopolitique : le retour spontané du loup en France. Des deux loups italiens entrés en 1992, nous serions passés à plus de 300 loups en 2015. Les attaques récurrentes de troupeaux constituent le nœud du problème, montrant selon lui la mise en échec des deux modèles traditionnels de gestion écologique du sauvage. Celui de la régulation par la chasse, qui peut aller jusqu'à l'extermination des "nuisibles", modèle "caduque juridiquement, moralement et pratiquement." Et celui de la sanctuarisation du sauvage, "défendu par une partie des associations de protection de la nature, et qui consiste d'abord à instituer des réserves naturelles "(...) : vision inopérante car le loup ne demeure pas dans les réserves et les parcs naturels, "gouverné qu'il est biologiquement par une loi de dispersion qui assure sa pérennité évolutive en limitant les chances d'extinction, et qui consiste en une diffusion centrifuge, par une colonisation extensive de nouveaux territoires, explorés et conquis par de jeunes loups dits "dispersants"." C'est pour répondre à ce double échec que Baptiste Morizot propose un changement de tactique vitale et de carte mentale, et le recours à de nouvelles formes de "diplomatie". 

 
Mon propos d'aujourd'hui n'est pas d'entrer plus avant dans les théories de ce livre passionnant sur lequel je reviendrai certainement. Non, je veux juste faire part d'une idée qui s'est précipitée à sa lecture, et qui concerne encore une fois le territoire précis qui nous occupe.

***
D'où vient ce nom, Arsène Lupin?
J.D.
Maurice Leblanc a sans doute été influencé, inconsciemment, par un conseiller municipal de Paris qui s'appelait Arsène Lopin. La légende veut même que le premier nom du gentleman cambrioleur ait été Arsène Lopin et que, après protestation de l'intéressé, il se soit transformé en Lupin. Mais il faut insister sur ce fait: Leblanc ne s'attendait pas du tout au succès de Lupin; lorsqu'il écrit sa première aventure, il ignore qu'il en écrira d'autres. C'était une commande, rien de plus. (Entretien avec Jacques Derouard, biographe de Maurice Leblanc, Express du 01/09/2004)
Qu'un conseiller municipal s'appelait Arsène Lopin, c'est un fait, mais pourquoi Leblanc se serait-il emparé de ce nom-là plutôt que d'un autre ? Personne, à ma connaissance, ne répond vraiment à la question. Personne, surtout, ne fait la relation avec l'adjectif lupin, qui désigne bien ce qui est propre au loup (du latin lupinus, dérivé de lupus, loup). Comme s'il était impensable de comparer le gentleman cambrioleur à un animal. Pourtant, il suffit de faire le pas pour en constater l'évidence. Morizot décrit le loup comme "animal cryptique, invisible, disperseur, incroyablement mobile, et infatigable colonisateur de nouveaux territoires par surcroît."(p.89) N'est-ce pas là une merveilleuse définition pour le personnage d'Arsène Lupin ?

Prenons exemple dans L'Aiguille creuse. Page 56, Isidore Beautrelet s'interroge avec l'inspecteur Ganimard et le juge d'instruction Filleul sur une disparition énigmatique d'Arsène Lupin :
"(...) vos yeux se sont détournés du seul endroit où l’homme puisse être, de cet endroit mystérieux qu’il n’a pas quitté, qu’il n’a pas pu quitter depuis l’instant où, blessé par Mlle de Saint-Véran, il est parvenu à s’y glisser, comme une bête dans sa tanière.
– Mais où, sacrebleu ?…
– Dans les ruines de la vieille abbaye.
– Mais il n’y a plus de ruines ! Quelques pans de mur ! Quelques colonnes !
– C’est là qu’il s’est terré, Monsieur le juge d’instruction, cria Beautrelet avec force, c’est là qu’il faut borner vos recherches ! c’est là, et pas ailleurs, que vous trouverez Arsène Lupin.
– Arsène Lupin ! s’exclama M. Filleul en sautant sur ses jambes.
Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent les syllabes du nom fameux. Arsène Lupin, le grand aventurier, le roi des cambrioleurs, était-ce possible que ce fût lui l’adversaire vaincu, et cependant invisible, après lequel on s’acharnait en vain depuis plusieurs jours ?" [ C'est moi qui souligne]
Un peu plus loin : 
– Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments, de l’eau !
– Je ne puis rien dire… je ne sais rien… mais il est là, je vous le jure. Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. J’en suis sûr comme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là.
Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l’air un petit cercle qui diminuait peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un point. Et ce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument, tous deux penchés sur l’espace, tous deux émus de la même foi que Beautrelet et frissonnants de l’ardente conviction qu’il leur avait imposée. Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme en fait, il y était, ni l’un ni l’autre n’en pouvaient plus douter.
Et il y avait quelque chose d’impressionnant et de tragique à savoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol, sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier.
Présent mais invisible, tel est le loup, tel est Arsène Lupin. Décrit un peu avant, sous les traits d'un pseudonyme, Etienne de Vaudreix, comme un grand voyageur : "il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasser le tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie." Grand chasseur, grand prédateur.

Et à la fin du roman, il sera révélé que le compagnon de voyage à Crozant, le propriétaire du château de l'Aiguille, celui-là même auquel Isidore avait demandé secours contre Arsène Lupin, le courageux ami qui se nommait Louis Valméras n'était autre que Lupin lui-même ! Louis Valméras, dont le prénom renferme le loup.

On objectera peut-être qu'à animaliser Lupin, on lui retire son côté gentleman. Ce ne serait certainement pas l'avis du philosophe gallois Mark Rowlands, qui vécut plus d'une décennie avec un loup. Dans l'ouvrage qu'il écrivit sur cette expérience, Le Philosophe et le Loup (Belfond, 2010), il développe l'idée que le loup n'a pas l'intelligence machiavélienne des primates, habiles à repérer et à fomenter des tromperies. Le loup n'est pas animal politicien, mais animal aristocratique, qui " ne cherche pas constamment à savoir ce que l'autre pense, à agir en fonction de ce que l'autre croit qu'il croit, à tromper, à jouer sur les représentations des autres : il est une force qui va dans le monde, à partir de comportements loyaux assez francs, de mesure de force assez directs."
Difficile évidemment de soutenir que Lupin, aussi grand seigneur soit-il, est dépourvu d'intelligence "machiavélienne".  Il en est largement pourvu, bien sûr, mais il ne se réduit pas à cela, et sait faire preuve de noblesse et de générosité. Plus qu'un loup, Lupin est un loup-garou, un hybride d'homme et de loup.

Un dernier indice mérite d'être relevé dans l'entretien de Jacques Derouard. "Tout se passe, dit-il,  comme si Arsène Lupin avait réellement existé et Francis Lacassin a même réussi à dresser la biographie d'Arsène Lupin: on sait qu'il est né en 1874, à Blois."

Nous avons vu  à travers l'art des tailleurs de pierre, que Blois était en relation avec saint Blaise. Philippe Walter écrit qu'il "concentre sur son personnage une série de motifs mythiques essentiels pour comprendre le mythe de Carnaval. Si le nom de Blaise n'évoquait pas le nom breton du loup (bleizh), les relations étroites que le saint entretient avec les animaux ne mériteraient sans doute pas d'être soulignées. En fait, Blaise se présente comme un animal humanisé ou comme un homme animal."*

Notons encore que dans le blason de la ville de Blois un loup est bel et bien représenté :

"d'argent, à un écusson en abîme, d'azur, chargé d'une fleur de lys d'or, accosté à dextre d'un porc-épic, à senestre d'un loup de sable contrerampants et accolés, d'or".

Stéphane Gendron signale que "le rapport entre Blois et bleiz est en général refusé par les celtisants, et à juste titre. Mais il est curieux de constater, ajoute-t-il, que les habitants de Blois-sur-Seille (Loire) étaient autrefois appelés "Les Loups". L'importante communauté de Bretons établis à Blois dans le Loir-et-Cher, encore fortement présente au XIIIè siècle, n'est peut-être pas étrangère au choix de l'animal sur les armes de la ville. Cela dit, quelle est la véritable étymologie de Blois ? Un rapprochement avec la Blaise, affluent de l'Eure, n'est pas à exclure."**




Arsène Lupin, avatar de saint Blaise, avatar du loup. L'hypothèse en est du moins fortement posée.



__________________________________
* Philippe Walter, Mythologie chrétienne, Fêtes, rites et mythes du Moyen Age, Imago, 2005.
** Stéphane Gendron, Noms de lieux du Centre, Editions Bonneton, 1998, p. 24.

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