samedi 4 mars 2023

Le Célibataire absolu

Qu'est-ce qui fait qu'on peut trouver passionnant un récit de plus de quatre cents pages qui nous entretient d'un auteur jamais lu, considéré comme l'un des plus complexes d'une littérature étrangère ? Sans nulle doute la puissance de la langue, une langue qui se veut entière, "de tessiture large et d'ampleur naturelle ". Ainsi en est-il du Célibataire absolu de Philippe Bordas, dont l'un des leitmotivs est justement cette exigence d'un français qui n'oublie ni sa base ni son sommet, s'inscrivant dans le droit fil d'un Rabelais qui n'hésitait pas à inclure dans sa "langue totale" régionalismes et dialectalismes, aussi bien que "le racinaire gréco-latin". Oui mais, ajoute Bordas, il n'avait pas eu de suivants ; selon Céline, il aurait raté son coup. Bordas raconte comment la découverte à vingt ans de La Connaissance de la douleur de Carlo Emilio Gadda lui a servi d'antidote aux langues qu'il appelle "d'exténuation", ce français appauvri, simplifié, maigriot, inoculé par les théories régnantes au temps de sa classe prépa. Pour décrire l'effet produit par le texte de Gadda, il use sans limite de la métaphore médicale : Gadda l'ingénieur relève de la chimie : "A côté du mélange gaddien, polyatomique et sophistiqué, les arsenics français relevaient de la pathologie la plus élémentaire ;  ce n'étaient qu'enzymes monovalents et neurotoxiques simplifiés. (...) Au parler dégraissé de Malherbe, à l'exsangue des jansénistes de Port-Royal et de l'Académie s'étaient additionnés le mortifié terminal des Blanchotides et la ciguë de Cioran : bref, m'avaient été injectées plusieurs variantes de français raboté-amputé-ascétisé-néantisé-démembré - sans oublier la piqûre de rappel de Barthes et son soluté caustique d'écriture blanche."(p. 339)


Bordas nomme surprose la langue de Gadda, et l'assimile à la thériaque, cette préparation complexe connue depuis l'Antiquité, comprenant plus de cinquante composants (dont pas mal d'opium), et réputée efficace contre poisons et venins, voire contre la peste (elle ne fut supprimée de la pharmacopée française qu'en 1884) : "Comme Rabelais à la lutte contre "les fallaces espèces", Gadda avait élaboré une langue thaumaturgique intégrale seule susceptible d'effacer les paroles pauvres et pernicieuses. Cet antidote aux langues tristes maigries à l'os ressortissait à la vieille appellation d'alexipharmaque ou remède "repousseur de poisson". 

A la fin de l'été 2019, Bordas part en Italie, vers Lucques, en Toscane, avec Pierre, un jeune ami écrivain et cycliste (Bordas, ancien journaliste à L'Equipe, a beaucoup écrit sur le cyclisme). "Je n'étais pas le premier, écrit-il, à quitter Paris pour retrouver la santé en Italie : dans les temps médiévaux, les voyageurs venaient jusqu'au monastère du mont Cassin, au sud de Rome, pour consulter le fameux antidotaire, son grand recueil de médications." Lisant ces lignes, je pensai à Dario, le compagnon italien de Nathalie, l'une de mes plus proches amies. Excellent cuisinier, il nous avait régalés, lors de cette fête annuelle qui nous réunit tous en février, à la croisée des trois zones de vacances scolaires, dans la petite salle des fêtes du village creusois de La Forêt-du-Temple, d'un excellent jarret de porc de sept heures. Dario ne connaissait pas Gadda, mais il est originaire de la ville de Cassino, qui se trouve au pied du mont Cassin, détruite pendant la seconde Guerre mondiale. Et il y retourne tous les ans.


Pour composer son récit, qui ne se veut pas une biographie en bonne et due forme, Philippe Bordas note qu'il s'inspira de quelques essais jugés par lui exemplaires, ainsi du portrait dressé par Pascal Quignard d'Emile Littré au tome VIII de ses Petits traités. Mais plus encore le toucha l'hommage de Jean Giono à Herman Melville, avec ce traité, Pour saluer Melville, que l'écrivain provençal qualifiait de "petit livre de salutation." Or, j'étais en pleine lecture de ce livre, dans l'édition de la Pléiade empruntée à la médiathèque à la suite de l'article Le barattement des cyclones, où in fine j'évoquai un passage du Roi sans divertissement, que j'aime tellement que je ne résiste pas au plaisir de le redonner une fois encore :

"Le col de Menet, on le passe dans un tunnel qui est à peu près aussi carrossable qu'une vieille galerie de mine abandonnée et le versant du Diois sur lequel on débouche alors c'est un chaos de vagues monstrueuses bleu baleine, de giclements noirs qui font fuser des sapins à des, je ne sais pas moi, là-haut ; des glacis de roches d'un mauvais rose ou de ce gris sournois des gros mollusques, enfin, en terre, l'entrechoquement de ces immenses trappes d'eau sombre qui s'ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones." (p. 11, éd. Folio)

Cyclones. Ce dernier mot de la longue phrase de Giono sonne comme comme un coup de gong, et ce me fut aussi comme une réplique sismique de le retrouver dès la troisième page de L'affreuse embrouille de via Merulana, où il est dit du commissaire Ingravallo, qui mène l'enquête sur le vol de bijoux et le meurtre de Liliana Balducci, qu'il soutenait, "entre autres choses, que les catastrophes inopinées ne sont jamais la conséquence ou l'effet, si l'on préfère, d'un motif unique, d'une cause au singulier : mais elles sont comme un tourbillon, un point de dépression cyclonique dans la conscience du monde, vers lequel ont conspiré toute une multiplicité de mobiles convergents. Il dirait aussi noeud ou enchevêtrement , ou grabuge, ou gnommero, embrouille, qui en dialecte veut dire "pelote"."*

L'adjectif "cyclonique" revient au paragraphe suivant, toujours associé à l'interrogation sur les mobiles :
"Le mobile apparent, le premier mobile, était bien, oui, un seul. Mais la sale affaire était l'effet de toute une rosace de mobiles qui avaient soufflé sur lui en tournoyant (comme les seize vents de la rose des vents quand ils s'entortillent en trombe dans une dépression cyclonique) et vient finir par enserrer dans le tourbillon du délit la "raison débilitée du monde". Comme on tord le cou à un poulet."
Ce n'est encore une fois qu'un détail, mais qui peut penser sans risque de se tromper que ce détail est sans importance et sans signification ? Comme dans une enquête policière, c'est le plus souvent en procédant de détail en détail que la vérité parfois se fait jour.
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* Cette pelote me renvoie à la pelote d'algues desséchées que tente de démêler un autre commissaire, Adamsberg, dans le Temps glaciaires de Fred Vargas. Pelote d'algues qui apparaît à la page 137, lors d'une conversation entre Adamsberg et le commissaire Bourlin, où le premier explique qu'il a l'habitude de se perdre : "Est-ce que tu visualises ces algues desséchées qui s'accrochent les unes aux autres et s'emmêlent en une sorte de pelote inextricable ? Qui forment une grosse, parfois une très grosse boule ?" A partir de cet instant la métaphore de la boule, de la pelote d'algues enchevêtrées, ne cessera de courir tout au long du livre. Ainsi, page 471  : 
"- Enfin, dit-il, je vous ai répété cent fois que cette enquête avait pris dès ses débuts la forme d'une monumentale pelote d'algues desséchées.
Ce qui n'est pas du tout un "fait", se dit Danglard, tandis que Justin notait, même cela.
- Et qu'on ne peut pas foncer droit et vite dans un pareil magma. On n'en tirait que de minuscules fragments cassants, tout en étant sans cesse happés par d'autres pièges. Des éléments, on en avait, mais ils flottaient en nappe sous la surface, sans lien apparent, disparates dans une nébuleuse."


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