dimanche 6 janvier 2013

Sept Oeuvres de miséricorde

Les chemins que je suis ne sont pas balisés, les rencontres que j'y fais ne sont pas toujours fortuites, l'itinéraire tient autant de la discipline que de l'abandon, et les chemins de traverse y sont monnaie courante. La sérendipité est reine ou cendrillon, elle file les sentiers du web mais aime tout autant s'attarder dans les replis des librairies, elle flirte avec les démons de l'analogie, elle fait son miel des présents des êtres chers quand elle ne butine pas dans les médiathèques. Tenez, dans ce temps des fêtes, Équinoxe, notre médiathèque castelroussine, avait choisi de disposer pêle-mêle en son centre disques, vidéos, livres d'art ou de poche, romans, albums, comme pluie de cadeaux sans ordre, offerte au chaland. Dans ce capharnaüm momentané, je retirai Les Œuvres de miséricorde, de Mathieu Riboulet. De cet auteur, je n'avais lu qu'un livre, dont je n'avais guère qu'un pâle souvenir, même pas la souvenance du titre. Pourquoi ai-je pris celui-ci ? Pour cette quatrième de couverture :

Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts : tels sont les impératifs moraux édictés par l’Église sous le nom d’œuvres de miséricorde, que le Caravage a illustrés dans un tableau conservé à Naples, et dont tous ceux nés en culture chrétienne sont imprégnés, même s’ils ne les connaissent pas. Ces injonctions morales sont ici mises à l’épreuve de l’expérience – réelle ou imaginaire.

Non, je ne connaissais pas les œuvres de miséricorde, dont l'origine est à chercher dans un passage de l’Évangile de Matthieu (25, 34-40). En revanche, je commençais à bien connaître le Caravage, sur qui Paul Louis Rossi concluait son livre (au sujet duquel j'ai abondamment disserté sur l'autre blog, les Misérables 62, à partir de la question hugolienne : Pourquoi Romainville ?). Y avait-il relais symbolique ? Il fallait au moins que je m'en assure ou m'en dissuade.

Les Sept Œuvres de miséricorde, Le Caravage, 1607, Naples.

Me voici donc à nouveau en chemin dans un livre, et je ramasse ici les pierres blanches, en l'occurrence plutôt les post-it verts, déposées lors des différentes étapes. Mais, pour éclairer succinctement le lecteur, je me dois de citer la seconde partie de la quatrième de couverture :

«  Il m’a fallu comprendre comment le Corps Allemand, majuscules à l’appui, après être entré à trois reprises dans la vie française par effraction (1870, 1914, 1939), continue à façonner certains aspects de notre existence d’héritiers de cette histoire. Chemin faisant, j’ai tenté d’y voir un peu plus clair dans les violences que les hommes s’infligent –  historiques, guerrières, sociales, individuelles, sexuelles, massivement subies mais de temps à autre, aussi, consenties –, dont l’art et la sexualité sont le reflet et parfois la splendide, indépassable, bienheureuse expression, et de les lier du fil de cet impératif de miséricorde qui fonde notre culpabilité pour être, de tout temps et en tous lieux, battu en brèche.  »

La quête picturale et littéraire se double d'une quête corporelle, érotique. Mathieu Riboulet, qui affiche sans détour son homosexualité, rencontre à Cologne un garçon allemand, Andreas, dont il juge le corps très proche de celui du bourreau dans le tableau du Caravage qu'il est allé voir dans l'oratoire de la cathédrale Saint-Jean de La Valette, sur l'île de Malte, La Décollation de saint Jean-Baptiste.


La Décollation de saint Jean-Baptiste, Le Caravage, 1608, La Valette.
Notons qu'on nomme misericordia le petit poignard que le bourreau tient dans son dos et avec lequel il va donner le coup,de grâce à Jean-Baptiste. Dans le plateau tenu par Salomé, à gauche, sera recueillie la tête du saint, thème d'un tableau peint l'année suivante :


Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, Le Caravage, v. 1609, Madrid.
Nous retrouvons ici le thème de la décapitation qui court tout au long du livre de Rossi. 
Avec une semblable traque picturale, qui nous amène sur les différents lieux de la peinture caravagesque.
Un autre espace sert de base de départ, le haut plateau calcaire lozérien, où le narrateur vit habituellement, hébergeant parfois des marginaux au corps souffrant. Le récit ira ainsi de voyages en retour au haut pays. Il retrouve Andreas à Berlin, et Le Caravage à Postdam, au palais Sanssouci, avec son Incrédulité de saint Thomas, dont un détail est d'ailleurs reproduit sur le bandeau de l'ouvrage.


L'Incrédulité de saint Thomas, Le Caravage, 1603, Postdam.
"La plaie est largement ouverte où l'index de Thomas disparaît, il n'en dégoutte pas le moindre sang (je rappelle que nous sommes après la Résurrection) ; elle a donc à la fois la portée symbolique voulue par l'évangile de Jean et l'aspect réaliste voulu par le peintre avec ses allures d'entaille au flanc d'un macchabée. Qu'y a-t-il dans le corps de l'autre que je veuille posséder avec tant d'ardeur dans le désir, que je veuille extirper avec tant d'acharnement dans le combat, dont je veuille vérifier la présence avec tant de précision dans le Livre ?" (p. 52)*

Bien sûr, il s'est rendu aussi à Rome et il a contemplé Le Martyre de saint Matthieu à Saint-Louis-des-Français, dont parle aussi Rossi, tableau qui "fait la part belle à l'assassin, central, rayonnant, poignard dans la main droite, penché sur sa victime qu'il tient par sa main gauche, auquel il est relié du geste et du regard, et, surtout, presque nu." (p. 64)



Le Martyre de saint Matthieu, détail.
Après le séjour berlinois, Mathieu Riboulet dit  qu'il est "rentré dans le calcaire", ayant besoin de réfléchir. Il cite le dramaturge anglais Edward Bond qui, filmé à Malte par Véronique Aubouy le 29 avril 2001, au pied de La Décollation de saint Jean-Baptiste, "dit du Caravage que, comme tous les grands peintres, "il attache une grande importance aux mains" ("He si very conscious of hands"), et de ce tableau-là qu'il est bien plus réel que la rue dans laquelle on retourne après l'avoir vu."


"Je ne suis pas un homme en colère, portrait d'Edward Bond," Véronique Aubouy, 2001.
Le motif de la décapitation resurgit juste après, par l'entremise de Sandro, jeune italien qui a fauché à Turin un gros volume de photographies que le narrateur feuillette avant de tomber en arrêt devant une photo terrible et une légende qui "semblent jaillir du livre" : "The head of a Liberian rebel, a gruesome token of the brutal civil war, is paraded at Monrovia" (La tête d'un rebelle libérien, témoignage macabre d'une terrible guerre civile, exhibée à Monrovia").

"Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s'aimer ?" : telles sont les questions posées par le narrateur après la vision de ces horreurs. N'y répond que la musique de Purcell, celle qui rythma, précise-t-il, le règne de Charles II (et il ne signale pas que le père de celui-ci, Charles Ier Stuart, fut également décapité le 30 janvier 1649, à Whitehall), l'Ode for St Cecilia's Day, sur le poème d'un dénommé Christopher Fishburn dont la "délicatesse et l'optimisme (...) met les larmes aux yeux". Cette sainte Cécile, que nous retrouvons donc, comme chez Paul Louis Rossi, en figure de sérénité au cœur des souffrances. On s'arrêtera là pour aujourd'hui.




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* (Ajout du 7/01/13 : A la médiathèque, emprunté également peu après, un petit ouvrage de Christian Bobin, La présence pure, Le temps qu'il fait, 1999. Pages 58-59, je lis : "Si Saint Thomas met ses doigts sur les plaies du Christ ressuscité, c'est moins pour mettre fin à ses doutes que parce qu'il y a des instants où la vie est allée si loin dans la perte et où sa présence est si brûlant qu'il ne reste plus qu'à se taire - et toucher du bout des doigts le corps miraculé de l'autre. Ils le savent à leur façon, les Christ assis sur des fauteuils en face d'un mur, à la maison d'extrême séjour.")

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