Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts : tels sont les impératifs moraux édictés par l’Église sous le nom d’œuvres de miséricorde, que le Caravage a illustrés dans un tableau conservé à Naples, et dont tous ceux nés en culture chrétienne sont imprégnés, même s’ils ne les connaissent pas. Ces injonctions morales sont ici mises à l’épreuve de l’expérience – réelle ou imaginaire.
Non, je ne connaissais pas les œuvres de miséricorde, dont l'origine est à chercher dans un passage de l’Évangile de Matthieu (25, 34-40). En revanche, je commençais à bien connaître le Caravage, sur qui Paul Louis Rossi concluait son livre (au sujet duquel j'ai abondamment disserté sur l'autre blog, les Misérables 62, à partir de la question hugolienne : Pourquoi Romainville ?). Y avait-il relais symbolique ? Il fallait au moins que je m'en assure ou m'en dissuade.
Les Sept Œuvres de miséricorde, Le Caravage, 1607, Naples. |
« Il m’a fallu comprendre comment le Corps Allemand, majuscules à l’appui, après être entré à trois reprises dans la vie française par effraction (1870, 1914, 1939), continue à façonner certains aspects de notre existence d’héritiers de cette histoire. Chemin faisant, j’ai tenté d’y voir un peu plus clair dans les violences que les hommes s’infligent – historiques, guerrières, sociales, individuelles, sexuelles, massivement subies mais de temps à autre, aussi, consenties –, dont l’art et la sexualité sont le reflet et parfois la splendide, indépassable, bienheureuse expression, et de les lier du fil de cet impératif de miséricorde qui fonde notre culpabilité pour être, de tout temps et en tous lieux, battu en brèche. »
La quête picturale et littéraire se double d'une quête corporelle, érotique. Mathieu Riboulet, qui affiche sans détour son homosexualité, rencontre à Cologne un garçon allemand, Andreas, dont il juge le corps très proche de celui du bourreau dans le tableau du Caravage qu'il est allé voir dans l'oratoire de la cathédrale Saint-Jean de La Valette, sur l'île de Malte, La Décollation de saint Jean-Baptiste.
La Décollation de saint Jean-Baptiste, Le Caravage, 1608, La Valette. |
Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, Le Caravage, v. 1609, Madrid. |
Avec une semblable traque picturale, qui nous amène sur les différents lieux de la peinture caravagesque.
Un autre espace sert de base de départ, le haut plateau calcaire lozérien, où le narrateur vit habituellement, hébergeant parfois des marginaux au corps souffrant. Le récit ira ainsi de voyages en retour au haut pays. Il retrouve Andreas à Berlin, et Le Caravage à Postdam, au palais Sanssouci, avec son Incrédulité de saint Thomas, dont un détail est d'ailleurs reproduit sur le bandeau de l'ouvrage.
L'Incrédulité de saint Thomas, Le Caravage, 1603, Postdam. |
Bien sûr, il s'est rendu aussi à Rome et il a contemplé Le Martyre de saint Matthieu à Saint-Louis-des-Français, dont parle aussi Rossi, tableau qui "fait la part belle à l'assassin, central, rayonnant, poignard dans la main droite, penché sur sa victime qu'il tient par sa main gauche, auquel il est relié du geste et du regard, et, surtout, presque nu." (p. 64)
Le Martyre de saint Matthieu, détail. |
"Je ne suis pas un homme en colère, portrait d'Edward Bond," Véronique Aubouy, 2001. |
"Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s'aimer ?" : telles sont les questions posées par le narrateur après la vision de ces horreurs. N'y répond que la musique de Purcell, celle qui rythma, précise-t-il, le règne de Charles II (et il ne signale pas que le père de celui-ci, Charles Ier Stuart, fut également décapité le 30 janvier 1649, à Whitehall), l'Ode for St Cecilia's Day, sur le poème d'un dénommé Christopher Fishburn dont la "délicatesse et l'optimisme (...) met les larmes aux yeux". Cette sainte Cécile, que nous retrouvons donc, comme chez Paul Louis Rossi, en figure de sérénité au cœur des souffrances. On s'arrêtera là pour aujourd'hui.
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* (Ajout du 7/01/13 : A la médiathèque, emprunté également peu après, un petit ouvrage de Christian Bobin, La présence pure, Le temps qu'il fait, 1999. Pages 58-59, je lis : "Si Saint Thomas met ses doigts sur les plaies du Christ ressuscité, c'est moins pour mettre fin à ses doutes que parce qu'il y a des instants où la vie est allée si loin dans la perte et où sa présence est si brûlant qu'il ne reste plus qu'à se taire - et toucher du bout des doigts le corps miraculé de l'autre. Ils le savent à leur façon, les Christ assis sur des fauteuils en face d'un mur, à la maison d'extrême séjour.")
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