"Du Café de la jeunesse perdue , le
café Moineau (Paris 6°) a été un modèle d’inspiration . Parmi les figures que Modiano
repère dans le café de sa création celle de Guy de Vere n’est pas la moins étrange.
Mystérieusement « spirite », cet habitué organise des réunions et des
rencontres. Il passe des livres. Postérieurement
ce Guy de Vere insistera sur la volonté reconnue par lui et soutenue par le
narrateur d’aller à « la recherche du lierre perdu » ! Tout à la fin le narrateur, du moins le
narrateur-auteur, ce tout aussi curieux « Roland », rencontre le
détective Pierre Caisley. Ce dernier rapporte les faits matériels banalement vidés
de sens : le suicide de Louki pourrait tout aussi bien être attribué à une prise de drogue qu’à un mal de vivre,
ou aux deux, ou autre mystère …. Heureusement il y a tout ce qui précède :
le roman dans lequel Louki, jeunesse perdue, cherche quelque traducteur de la vie. En quittant tout,
famille puis mari, elle avait décidé de
«Vivre sa vie ». Et sur son chemin,
il y a eu Roland,
plutôt Modiano lui-même, et Guy
de Vere, plutôt … Plutôt quoi, au juste ?
Le Guy de Vere, celui du café de la jeunesse
perdue, est un personnage syncrétique. Mais il ne peut s’envisager sans qu’une
part romanesque ait été principalement greffée sur la
vie de Guy Debord. Le titre du roman étant lui-même emprunté à une phrase de
cet écrivain, phrase elle-même détournée de Dante comme Patrick Bléron le
remarque, il me paraît que l’hommage, car il y a hommage, n’est pas dénué d’un
humour distancié. Le café devenu « Condé » pour ne pas être
« Moineau » porte le nom du chef de la Fronde, fronde dont la stratégie a été le
sujet de la si brillante écriture du
cardinal de Retz, écriture particulièrement admirée par Debord.
Le nom de Guy de Vere a été forgé par Edgar Poe
dans le poème « Lénore ». Un femme, Lénore, est morte, «et toi, Guy
de Vere, n’as-tu de larmes ? » dans la traduction de Mallarmé. Pour
le poète, à l’encontre du commun des personnes en deuil, Guy de Vere aime la morte pas dessus la mort.
La réputation de la morte enjambe la question de sa mort matérielle. De grands
textes de Debord concernent justement la
réputation de ses amis et de lui-même. Le temps, la mort sont les thèmes où
excelle Debord.
Le roman commence par la narration d’un ingénu,
étudiant qui abandonnera l’Ecole des Mines. Il fait la rencontre de Caisley, éditeur d’art, prétention qui se révèlera fausse puisque celui-ci est
détective. L’art vu comme recherche de la vérité et comme falsification usuelle
n’est pas une notion si éloignée de
l’appréciation de Debord !.
La narration de Caisley porte aussi sur Guy de
Vere et ses activités : sciences occultes, réunions, « sortes de
conférences » … Voir pour prendre sens pourrait être une définition non
restrictive de cette science étrange. Et pour le quidam quelconque Guy Debord a
pu paraître étrange : il n’a exercé aucun métier et son activité
intellectuelle a été aussi fournie qu’assez peu
accessible au sens commun. Dans le début des années cinquante, il ne
dénotait ni plus ni moins chez Moineau
que Guy de Vere ne dénote chez Condé, dans le roman.
Le narrateur écrivain de prénom Roland
« prénom qui n’est pas le mien » donne des références incomplètes sur les livres passés par G de Vere, par
exemple « Louise du néant », laissant au lecteur le goût d’une
recherche à effectuer. Les
quelques domaines d’étude faisant
l’objet des sérieuses conférences du personnage, comme « Le Midi
obscur » ou « le rayon vert », prêtent évidemment à sourire. Ils
font l’objet d’une étrangeté indifférente de la part de Roland et du
lecteur: un peu comme cette étrangeté de la part de Modiano à l’égard des écrits politiques de Guy Debord. Mais il
y a d’autres écrits, d’autres traces. Roland a entendu parler de Guy de Vere
pour la première fois dans une librairie. Le livre est donc un intermédiaire.
Cela respecte partiellement le fait qu’il n’y a pas eu de prise de connaissance
directe entre Modiano et Debord. C’est le traitement de l’espace et du temps
qui donne à Roland-Modiano l’occasion du salut qu’il fait à De Vere-Debord. :
psychogéographie, dérive, recherche des zones neutres, trous noirs dans Paris …
autant de termes qu’on pourrait croire inventé par l’un quand ils ont été
inventés ou utilisés par l’autre. La
reconnaissance du frère en écriture passe par le fait de remarquer dans ce VI ème arrondissement « les
vestiges de mon enfance : … l’escalier obscur du Vert-Galant, et
cette inscription sur le mur crasseux de la rue Mazarine, que je lisais chaque
fois que j’allais à l’école : NE TRAVAILLEZ JAMAIS. » Guy Debord a
soutenu être l’auteur de l’inscription dont une photo a été reproduite dans le
bulletin de l’Internationale Situationniste ; et ses cendres ont été dispersées à la pointe
du Vert-Galant.
Entre Roland et Guy la fiction romanesque ne cite
que par routine les réunions faites sur
invitation. .Une rencontre « bien des années plus tard »
n’apporte guère d’éléments concrets.
« Guy de Vere ne cherchait aucun disciple. Il ne se considérait pas
du tout comme un maître à penser … ». Le fictionnel De Vere estime que
Roland est « parti à la recherche du lierre perdu » ! Le lierre,
espace davantage que temps, permet
cependant à l’auteur de se considérer en
l’ « Éternel retour ».
Guy de
Vere, occultiste, entrerait en contact
avec les âmes des défunts. Après tout n’est ce pas la caractéristique de
l’écriture, cette occasion du retour, cette occasion de fonder la réputation
des humains ? Dans Vie et mort de Guy Debord par Christophe
Bourseiller on retrouve nombre d’adresses fréquentées par les protagonistes du
café de « la jeunesse perdue ». On pourra aussi se référer à la
critique de Philippe Lançon du 4 octobre 2007 pour Libération et le blog d’Alexandre Clement du 28 décembre
2009."
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