lundi 21 janvier 2013

Guy de Verre … « La recherche du lierre perdu » !

L'ami Jean-Claude, qui a déjà plusieurs fois alimenté le site des Misérables 62, en m'aiguillant par exemple sur le Dora Bruder de Modiano et sa référence à Victor Hugo, m'envoie un texte qui prolonge l'article écrit ici sur Dans le café de la jeunesse perdue. En particulier, il s'interroge sur la juxtaposition des noms de Guy de Vere de Guy Debord. J'y ai appris entre autres choses que le nom de Guy de Vere, personnage important du récit, est emprunté à Edgar Poe, dans son poème Lenore. Je suis ravi de ces résonances qu'Alluvions peut engendrer et lui cède volontiers la parole :




"Du Café de la jeunesse perdue , le café Moineau (Paris 6°) a été un modèle d’inspiration . Parmi les figures que Modiano repère dans le café de sa  création  celle de Guy de Vere n’est pas la moins étrange. Mystérieusement « spirite », cet habitué organise des réunions et des rencontres. Il passe des livres. Postérieurement ce Guy de Vere insistera sur la volonté reconnue par lui et soutenue par le narrateur d’aller à « la recherche du lierre perdu » !  Tout à la fin le narrateur, du moins le narrateur-auteur, ce tout aussi curieux « Roland », rencontre le détective Pierre Caisley. Ce dernier rapporte les faits matériels banalement vidés de sens : le suicide de Louki pourrait tout aussi  bien être attribué  à une prise de drogue qu’à un mal de vivre, ou aux deux, ou autre mystère …. Heureusement il y a tout ce qui précède : le roman dans lequel Louki, jeunesse perdue, cherche quelque  traducteur de la vie. En quittant tout, famille puis mari,  elle avait décidé de «Vivre sa vie ». Et sur son chemin,  il  y a eu   Roland, plutôt Modiano lui-même,   et Guy de Vere, plutôt … Plutôt quoi, au juste ?
Le Guy de Vere, celui du café de la jeunesse perdue, est un personnage syncrétique. Mais il ne peut s’envisager sans qu’une part romanesque ait été principalement greffée  sur la vie de Guy Debord. Le titre du roman étant lui-même emprunté à une phrase de cet écrivain, phrase elle-même détournée de Dante comme Patrick Bléron le remarque, il me paraît que l’hommage, car il y a hommage, n’est pas dénué d’un humour distancié. Le café devenu « Condé » pour ne pas être « Moineau » porte le nom du chef de la  Fronde, fronde dont la stratégie a été le sujet  de la si brillante écriture du cardinal de Retz, écriture particulièrement admirée par Debord. 
Le nom de Guy de Vere a été forgé par Edgar Poe dans le poème « Lénore ». Un femme, Lénore, est morte, «et toi, Guy de Vere, n’as-tu de larmes ? » dans la traduction de Mallarmé. Pour le poète, à l’encontre du commun des personnes en deuil,  Guy de Vere aime la morte pas dessus la mort. La réputation de la morte enjambe la question de sa mort matérielle. De grands textes de  Debord concernent justement la réputation de ses amis et de lui-même. Le temps, la mort sont les thèmes où excelle Debord.


Le roman commence par la narration d’un ingénu, étudiant qui abandonnera l’Ecole des Mines. Il fait la rencontre de Caisley, éditeur d’art,  prétention  qui se révèlera fausse puisque celui-ci est détective. L’art vu comme recherche de la vérité et comme falsification usuelle n’est pas une notion si  éloignée de l’appréciation de Debord !.
La narration de Caisley porte aussi sur Guy de Vere et ses activités : sciences occultes, réunions, « sortes de conférences » … Voir pour prendre sens pourrait être une définition non restrictive de cette science étrange. Et pour le quidam quelconque Guy Debord a pu paraître étrange : il n’a exercé aucun métier et son activité intellectuelle a été aussi fournie qu’assez peu  accessible au sens commun. Dans le début des années cinquante, il ne dénotait ni plus ni moins chez Moineau  que Guy de Vere ne dénote chez Condé, dans le roman.
Le narrateur écrivain de prénom Roland « prénom qui n’est pas le mien » donne des références incomplètes  sur les livres passés par G de Vere, par exemple « Louise du néant », laissant au lecteur le goût d’une recherche à effectuer. Les quelques domaines  d’étude faisant l’objet des sérieuses conférences du personnage, comme « Le Midi obscur » ou « le rayon vert », prêtent évidemment à sourire. Ils font  l’objet d’une étrangeté indifférente de la part de Roland et du lecteur: un peu comme cette étrangeté de la part de Modiano à l’égard  des écrits politiques de Guy Debord. Mais il y a d’autres écrits, d’autres traces. Roland a entendu parler de Guy de Vere pour la première fois dans une librairie. Le livre est donc un intermédiaire. Cela respecte partiellement le fait qu’il n’y a pas eu de prise de connaissance directe entre Modiano et Debord. C’est le traitement de l’espace et du temps qui donne à Roland-Modiano l’occasion du salut qu’il fait à De Vere-Debord. : psychogéographie, dérive, recherche des zones neutres, trous noirs dans Paris … autant de termes qu’on pourrait croire inventé par l’un quand ils ont été inventés ou utilisés par l’autre.  La reconnaissance du frère en écriture passe par le fait de remarquer  dans ce VI ème arrondissement « les vestiges de mon enfance : … l’escalier obscur du Vert-Galant, et cette inscription sur le mur crasseux de la rue Mazarine, que je lisais chaque fois que j’allais à l’école : NE TRAVAILLEZ JAMAIS. » Guy Debord a soutenu être l’auteur de l’inscription dont une photo a été reproduite dans le bulletin de l’Internationale Situationniste ;  et ses cendres ont été dispersées à la pointe du Vert-Galant.


Entre Roland et Guy la fiction romanesque ne cite que par routine  les réunions faites sur invitation. .Une rencontre « bien des années plus tard » n’apporte guère d’éléments concrets.  « Guy de Vere ne cherchait aucun disciple. Il ne se considérait pas du tout comme un maître à penser … ». Le fictionnel De Vere estime que Roland est « parti à la recherche du lierre perdu » ! Le lierre, espace davantage que  temps, permet cependant  à l’auteur de se considérer en l’ « Éternel retour ».
 Guy de Vere, occultiste,  entrerait en contact avec les âmes des défunts. Après tout n’est ce pas la caractéristique de l’écriture, cette occasion du retour, cette occasion de fonder la réputation des humains ? Dans Vie et mort de Guy Debord  par Christophe Bourseiller on retrouve nombre d’adresses fréquentées par les protagonistes du café de « la jeunesse perdue ». On pourra aussi se référer à la critique de Philippe Lançon du 4 octobre 2007 pour Libération  et le blog d’Alexandre Clement du 28 décembre 2009."

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