samedi 12 janvier 2013

Horizons

«Il lui semblait atteindre un carrefour de sa vie, ou plutôt une lisière d’où il pourrait s’élancer vers l’avenir. Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot, l’horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON.»

Patrick Modiano, L'Horizon, p. 85, Gallimard, 2010.

Dans ma lente plongée dans l’œuvre de Modiano, alternant entre bouquins de poche achetés en librairie et les éditions disponibles à la médiathèque, j'ai donc abordé ce roman-ci, mais ce n'était pas là le fait du hasard, car c'est la notion d'horizon qui cognait discrètement à la porte depuis quelque temps. C'est Bertrand Westphal qui avait commencé, avec son livre Le monde plausible, espace, lieu, carte (Éditions de Minuit, 2011), rapporté de Tours en même temps que le Soutine de Xavier Girard. Un livre très stimulant, qui méritera bien une note pour lui tout seul, tant il traverse de sujets qui me sont chers. Mais j'irais vite ce coup-ci, mentionnons seulement que le chapitre II de cet ouvrage, qui en compte cinq, se nomme LE FIL DE L'HORIZON, et que l'on y trouve entre autres choses un historique du mot : "Se déployant d'abord en France et en français, l'"horizon" avait fait son entrée dans le vocabulaire européen après 1250. Il était une orizonte à l'époque. Selon Michel Collot*, il désignait dans le domaine astronomique aussi bien l'horizon "sensible" (la ligne circulaire qui semble séparer ciel et terre) que l'horizon "rationnel" (le cercle passant par le milieu de la terre qu'il divise en deux)."
Par ailleurs, le Philosophie Magazine de décembre  contenait un remarquable article sur le penseur allemand Albrecht Koschorke, "auteur d'un livre étonnant sur l'évolution des représentations de l'horizon. Une manière de revisiter l'histoire de la métaphysique. Et de livrer un diagnostic sans concession sur notre époque en mal d'infini."

Enfin, le 5 décembre, j'étais allé au cinéma voir La Pirogue, un film sénégalais de Moussa Touré.
Huis clos maritime, histoire poignante de l'une de ces pirogues qui partent de Dakar pour rejoindre les Canaries, terres espagnoles d'où ensuite gagner l'eldorado européen. La notion d'horizon ne cessait de revenir dans les propos du réalisateur reproduits dans la brochure du cinéma Apollo. A la question de savoir comment le film était né, il répondait ceci :
"C'est parti d'un constat très simple et évident : au Sénégal, chaque famille compte au moins un de ses membres qui s'est embarqué dans une pirogue pour tenter sa chance en Europe. Notre peuple grandit avec l'horizon au loin, mais la seule manière de l'atteindre pour les plus jeunes, c'est de partir."
Plus loin, il affirmait que "la pirogue était une métaphore du pays qui part à la dérive, quand il n'y a plus d'horizon." Enfin, à la remarque qui lui était faite de de sa grande attention aux visages et au grain de la peau, il répondait que dans son parcours professionnel, il avait été très sensibilisé au travail sur les visages. "Il faut dire que le Sénégal est un pays ouvert sur l'horizon, qui fait de sa population un peuple du regard. (...) Nous voulions aussi montrer le profil des personnages, en choisissant de les cadrer en enfilade, afin d'accentuer la notion d'horizon vers lequel ils sont tous tendus."
Les deux sens du mot horizon sont presque entrelacés : l'horizon géographique toujours présent se double d'un horizon métaphysique problématique. L'ouvert et le fermé coexistent, pour le grand malheur des habitants de ce pays.
Rentrant de la séance, j'ai relu les lignes soulignées la veille dans l'essai de Wetphal, elles s'appliquaient aux navigateurs européens qui défiaient l'océan mais prenaient un autre sens, cruel, après la vision du film :
"C'est en prenant le risque d'affronter la mer des Ténèbres, autre nom de notre Atlantique, que l'on allait prendre place dans le temps, dans un temps terriblement actuel, présentifié."

L'Horizon de Modiano avait été emprunté en même temps que Les Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet, et j'ai déjà mis en évidence la figure commune du sablier dans les deux ouvrages. Une autre convergence est décelable, autour de la ville de Berlin. Dans le roman de Modiano, c'est la ville de naissance de la jeune fille aimée du narrateur :

"Margaret Le Coz, c'est breton ?
 - Oui.
Alors, vous êtes née en Bretagne ?
 - Non. A Berlin." (p. 24)

Sans être explicite, Modiano laisse entendre que la mère de Margaret a suivi un soldat allemand puis a accouché à Berlin. C'est à Berlin que le narrateur ira la retrouver, bien des années après sa disparition soudaine à Paris.



"Il était parti, au début de l'après-midi, du quartier de Prenzlauer Berg, un plan de Berlin dans sa poche. Il avait tracé le chemin avec un stylo rouge. Parfois il s'égarait." (p .168)

La guerre est donc en filigrane de ces destins croisés. La guerre, qui est le sujet même du livre de Mathieu Riboulet, où le même quartier de Prenzlauer Berg est évoqué à plusieurs reprises :

"Je suis allé à Prenzlauer Berg, sans aller voir le monument aux homosexuels persécutés par le régime national-socialiste. Il n'y avait pourtant que l'Ebertstrasse à traverser, mais tant de vide résonnait en moi que je ne pouvais guère envisager autre chose que m'éprouver physiquement." (p. 118)

Mahnmal für zur NS-Zeit verfolgte Homosexuelle – © Times / Wikimedia

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* Michel Collot, L'Horizon fabuleux, XIXe siècle, Paris, José Corti, 1988, p. 31-32.

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