mercredi 30 janvier 2019

Du Bois-Brûlé aux serpents brûlants

"Jonathan et Wilfred étaient côte à côte le long du mur.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'alpinisme, Fred ? demanda Jonathan sans le regarder Vous avez le vertige rien qu'à être sur une moquette trop épaisse.
- C'est la première chose qui m'est passée par la tête, Jon. "

Trevanian, L'expert, p. 19

"Bien que je sache qu'il y a un malheur en vue, le seul fait d'être attachés à la même corde me donne l'illusion d'une entente entre nous deux. C'est une erreur, mais je n'arrive pas à vouloir du mal à cette femme qui est en train de me trahir. Je lui montre la ligne de crête que nous allons suivre."

Erri de Luca, La nature exposée, p. 133.

Je  ne me suis avisé que tardivement qu'Erri de Luca et Trevanian, écrivains fort différents par ailleurs, avaient pourtant un important point commun : ils étaient tous les deux alpinistes. Et cette constante passion de leur vie se traduit dans leurs livres : les deux personnages principaux des deux romans découverts, l'un à Châteauroux, l'autre à Tours, sont eux aussi des alpinistes chevronnés. Jonathan Hemlock dans L'expert, le passeur-sculpteur sans nom connu dans La nature exposée, partagent la même connaissance intime de la montagne. 

Et de fait, à partir de là, je nouai trois brins : le fil tourangeau de l'expédition Baxter3, le fil castelroussin et le fil quaternitaire de l'article de Rémi Schulz, De la Pâque à Paco. Trois brins définissent une tresse. C'est donc une tresse que je vais décrire ici.

Rémi évoque sa découverte en 2011 du roman de Claude Amoz, Bois-Brûlé (2002) : "Un drame en 5 jours consécutifs, du 17 au 21 avril, aboutit à une mort. Si l'année n'est pas précisée explicitement, plusieurs éléments du roman permettent de désigner 2000, et en 2000 ces 5 jours vont du Lundi des Rameaux au Vendredi saint. Claude Amoz contactée a reconnu que c'était voulu; j'étais le premier lecteur à lui communiquer ce constat."


On rejoint donc à la fois le fil baxtérien (La Pietà de Jehan Fouquet) et le fil castelroussin (les Rameaux d'Onfray et le crucifix du sculpteur italien). Rémi poursuit ainsi :
"Dans mon billet Claude A., je développai la coïncidence liée à cette découverte. J'avais trouvé Bois-Brûlé chez un bouquiniste lors de mon précédent séjour à Paris en mai 2011, durant lequel j'avais lu en bibliothèque le 5e et dernier roman de la Série policière de Claude Aveline, L'oeil-de-chat.
  Le roman débute le soir du Dimanche des Rameaux 1930, où l'on apprend ensuite qu'une mort est survenue. Si ceci est explicite, il faut lire attentivement le récit pour voir que le dénouement survient le vendredi suivant, Vendredi saint donc.
  Mon obsession des dates pascales m'a permis de découvrir 5 polars couvrant une pleine semaine pascale, se terminant donc le jour de Pâques. L'oeil-de-chat m'a fait envisager une nouvelle catégorie, s'arrêtant au Vendredi saint, et dans la foulée j'ai donc découvert un second polar de ce type, de plus émanant d'un auteur Claude A., une auteure en fait."
A la fin du roman d'Erri de Luca, alors que le sculpteur a terminé la "nature" et qu'il ne lui reste plus qu'à assembler la pièce sur la statue du crucifié, il se rend un matin au presbytère, mais le curé, commanditaire de la restauration, est absent, "occupé, dit-il, par les préparatifs de Pâques". Nous nous trouvons donc là aussi dans la semaine pascale. Il en profite pour aller dans la grande salle de la statue, où il est tout d'abord surpris par un nouvel éclairage plus vif.
"Je passe le bout de mes doigts autour des clous. Je m'étonne de ne pas l'avoir fait. Sur la tête du premier, celui des pieds, je sens quelque chose de gravé sous mon doigt. Je monte vérifier les deux autres. Je sens aussi sur eux comme un petit sceau. Je regarde mieux avec la loupe, ils sont différents. Je recopie ces signes pour les montrer au rabbin." (p. 146-147)
Revoilà donc les fameux clous de la croix, qui sont représentés, je le rappelle, au centre de La Pietà de Fouquet.


Le sculpteur va donc chez le rabbin, avec qui il entretenait un dialogue sur la comparaison du Christ avec un serpent : Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit élevé, Jean, 3,14 - ceci étant la version Louis Segond de la Bible, car Erri de Luca rapporte le verset un peu différemment : "Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le fils d'Adam." La comparaison est surprenante : comment le serpent, associé au péché originel, à la désobéissance d'Adam et Eve, peut-il être associé au Christ ? Le verset fait allusion au serpent d'airain (c'est-à-dire de bronze, alliage de cuivre et d'étain) que Moïse mit sur une perche comme antidote à la morsure des serpents "brûlants" dans le désert :
« Alors [après avoir soupiré contre Moïse et contre Dieu] l'Éternel envoya contre le peuple des serpents brûlants [śĕrāpîm] ; ils mordirent le peuple, et il mourut beaucoup de gens en Israël. Le peuple vint à Moïse, et dit : nous avons péché, car nous avons parlé contre l'Éternel et contre toi. Prie l'Éternel, afin qu'il éloigne de nous ces serpents. Moïse pria pour le peuple. L'Éternel dit à Moïse : Fais-toi un serpent brûlant, et place-le sur une perche; quiconque aura été mordu, et le regardera, conservera la vie. Moïse fit un serpent d'airain [neḥaš neḥošet], et le plaça sur une perche; et quiconque avait été mordu par un serpent, et regardait le serpent d'airain, conservait la vie. » (Nombres, 21)
Ainsi, écrit de Luca, Jésus "devait-il être hissé en haut d'une poutre, à des fins de salut".  Le rabbin consulté lui explique que les lettres de l'alphabet représentent aussi des nombres, qu'un mot est aussi une série de chiffres, une somme, et que deux mots avec le même nombre forment un couple fixe : "le mot "serpent" a la même valeur numérique, la même somme de lettres que le mot "messie". Jésus est un juif instruit et il parle à un autre juif instruit, en mesure de saisir le sens de la comparaison. Comme fut élevé le serpent, ainsi sera élevé le messie."

Cette interprétation, assimilant la croix du Christ au serpent d'airain de Moïse, est opérée très tôt chez les premiers chrétiens, ainsi saint Justin (environ 100 – 165 ap. JC) dans son Dialogue avec Tryphon, 94, 3, lorsqu’il commente Nombres 21 :
Par là, comme je l’ai dit plus haut, il proclamait un mystère : il proclamait qu’il détruirait la puissance du Serpent qui avait provoqué la transgression d’Adam; il proclamait le salut pour ceux qui croient en celui qui par ce signe, c’est-à-dire par la croix, devait mourir des morsures du Serpent, à savoir les mauvaises actions, les idolâtries et autres injustices. Si vous ne l’entendez pas ainsi, expliquez-moi pourquoi Moïse a dressé le serpent d’airain sur un signe et a ordonné que ceux qui étaient mordus le regardent? Pourquoi ceux qui avaient été mordus se trouvaient-ils guéris, et comment, en donnant ces ordres, il n’établissait aucun symbole?
Adam, Ève et le serpent (cathédrale Notre-Dame de Paris).

J'ai déniché ce commentaire en effectuant une recherche sur ce passage biblique des Nombres, abondamment commenté sur le net. Le prêtre dominicain québecois André Gilbert, sur son site Mystère et Vie, écrit ainsi que "ce qu’il y a de particulier chez Justin, c’est bien sûr l’identification du signe qu’est le serpent d’airain à la croix du Christ, comme l’a fait l’évangéliste Jean. Mais c’est aussi le fait d’associer le serpent à la puissance du mal, source de la transgression d’Adam et de toutes les autres par la suite. Ainsi, la croix est présentée comme la destruction de cette puissance du mal pour tous ceux qui croient en elle. C’est en quelque sorte le rétablissement du paradis perdu et l’apparition du nouvel Adam".

Une autre exégèse très intéressante est celle donnée par le pasteur Marc Pernot lors d'une prédication dite précisément du Vendredi saint, le 14 avril 2017, et rapportée sur le site de L'Oratoire du Louvre.
"Philon d’Alexandrie, contemporain de Jésus et de Nicodème, lui, ne rend pas du tout Dieu responsable de la mort des personnes mordues par les serpents brûlants, au contraire. Ces serpents brulants sont interprétés par Philon non comme des punitions de Dieu mais comme la morsure des passions et du plaisir venant mordre et tuer notre esprit, notre intelligence (Legum Allegoriae 77ss). Ce serpent brûlant qui tue c’est celui de la tentation, c’est le serpent d’Adam et Ève, c’est celui qui éprouve même Jésus, dès le début de son ministère jusqu’à son désespoir à Gethsémanée et encore plus sur la croix, lui faisant même douter de la fidélité de Dieu.

Dans ce chapitre de l’Évangile selon Jean, Jésus prend délibérément position dans ce sens, innocentant totalement Dieu de juger et d’éliminer le coupable :

Dieu, nous dit-il, n'a pas envoyé son Fils dans le monde
pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui.
(Jean 3:17)
La présence et l’action de Dieu sont entièrement positives, rien à craindre de lui, mais tout à espérer. Et ceux qui souffrent et meurent ne meurent jamais sous les coups de Dieu, ni dans ce monde ni dans le monde à venir. Au contraire, Dieu travaille sans cesse pour nous sauver de nos propres serpents brûlants. Dieu a tellement aimé le monde, Dieu a tellement aimé chacun, qu’il a tout fait pour que nous ayons la vie éternelle, que nous soyons sauvés par lui.
Mais comment est-ce que « cela » marche ?
D’abord, comme le rappelle ici Jésus, c’est dans le désert qu’est le lieu de ce salut. Le désert, en hébreu midebar, c’est littéralement le lieu qui est à la fois hors de la parole (min-dabar, hors du bruit et du vacarme des voix humaines), midebar c’est aussi le participe présent du verbe dabar « parler », le désert c’est le lieu où Dieu est « parlant ». Un lieu de passage pour un temps de retrait temporaire hors du monde, pour entrer en soi-même. C’est le lieu de l’expérience mystique et du cheminement avec Dieu, grâce à Dieu."
Tout ceci ne m'a éloigné qu'en apparence du roman d'Erri de Luca. Rejoignons le sculpteur chez le rabbin, qui l'accueille dans son bureau ("une fortification de livres") avec un café turc (sa famille vivait à Istanbul). Il précise que leur Pâque est déjà passée : "Pour eux, c'est la célébration d'une traversée. Ils franchissent la frontière de l’Égypte et de l'esclavage. Ils entrent dans la liberté qui est, au début, un désert grand ouvert. Derrière eux, le passage se referme à double tour, ils inaugurent le voyage. C'est la première fête d'égalité des histoires sacrées, aucun d'eux n'est esclave." Le sculpteur montre alors les trois signes gravés sur la tête des clous, qui s’avèrent être des lettres hébraïques.
"Ce sont alef, dalet, mem, ils forment le nom Adam. C'est lui l'auteur, c'est ce que veut dire le sculpteur par ce message. Adam, l'espèce humaine tout entière, a planté ces clous en laissant sa signature. Dans les Évangiles, on rapporte la phrase "Pourquoi m'as-tu abandonné ?". C'est la répétition d'un vers de David dans un psaume. En hébreu, on peut lire sans point d'interrogation : "A quoi m'as-tu abandonné". Comme un acte d'accusation, regarde à quoi tu m'as abandonné. A quoi : en hébreu, on peut lire l'équivalent en valeur numérique : "A un Adam tu m'as abandonné". Voici son nom sur les clous." (p. 148)

S'il y a quelqu'un qui est féru d'hébreu biblique et de coïncidences numériques, c'est bien Rémi Schulz. Dans l'article cité au début, on ne s'étonnera donc pas de trouver ce passage :
"En 2003, inspiré par Leroux et Queen, j'ai envisagé un roman dont le point culminant se serait passé pendant la Semaine sainte 2004, Le parfum de l'amant d'Anouar. Adam Breger y était accusé d'un meurtre commis pendant la nuit pascale. Je découvris ensuite que dans Dans les bois éternels (2006), de Fred Vargas, son commissaire Adamsberg contribue à une "résurrection" le soir du Vendredi saint 2004. C'est le Vendredi saint à 22 h 15 que Kevin Byrne parvient à mettre hors d'état de nuire le tueur, juste avant qu'il ne tue la fille de Jessica."
Ah, il y avait longtemps que je n'avais pas croisé la piste vargasienne, c'est un plaisir de revenir sur ces traces. 
"Je me retrouve devant le gouffre des significations, j'ai besoin de m'appuyer sur une gorgée de café turc.", confie le narrateur d'Erri de Luca. De même, devant la prolifération exégétique qui s'est imposée à moi avec ces sacrés clous, je m'octroie une petite pause et clos ce billet que l'internaute moyen trouvera déjà bien trop long. Bien des choses encore à dire, mais ce sera pour la prochaine fois.


1 commentaire:

blogruz a dit…

Il y a un polar brûlant qui enquête sur le mot Seraph, j'en ai parlé ici.