lundi 14 janvier 2019

Il parle Vrai, celui qui dit l'Ombre

"Cette obscure clarté qui tombe des étoiles"
Pierre Corneille (Le Cid, IV, 3)
L'oxymore est cette figure de style qui assemble deux termes contradictoires, deux termes qui normalement devraient se repousser l'un l'autre. C'est un défi au bon sens, une subversion des évidences. Un autre exemple en est le sous-titre du Shakespeare d'Eugène Green : ou la lumière des ombres. Comment les ombres peuvent-elles prétendre à la lumière ? N'en sont-elles pas l'exact contraire ? L'auteur va plus loin, il écrit que le théâtre de Shakespeare se situe au début d'une époque que l'on nomme le baroque, et que l'essence de cette époque est précisément un oxymore, "où le développement de la mentalité rationnelle, avec un modèle mécanique de l'univers, côtoyait dans les esprits une foi en Dieu comme réalité suprême, non plus visible dans sa création, mais caché." Oxymore aussi, selon Green, la langue même du poète, cet anglais qui n'était à l'origine qu'un créole saxo-normand, et oxymore encore sa personnalité complexe associant "un artiste exigeant et un homme d'affaires pragmatique, exerçant ses deux facettes de lui-même sur le même terrain."

L'Angleterre, comme toute l'Europe, vivait à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle une crise spirituelle qui se traduisit de diverses manières, Green cite "l'athéisme matérialiste de quelques esprits forts, la spiritualité "monadiste" de Giordano Bruno, ou l'intégrisme doctrinaire des puritains", mais il ajoute que "la réponse la plus générale, et qui est responsable de la plupart des œuvres que nous a léguées cette civilisation, c'était d'accepter de vivre un oxymore où, d'une part, on continuait à rendre le monde naturel indépendant de toute force extérieure à ses lois, mais où, d'autre part, à travers une recherche spirituelle et mystique, on traquait des signes de Dieu, caché sous les apparences du monde". [C'est moi qui souligne]


Quelques jours après avoir vu ce film magnifique, La Sapienza, j'ai ressorti le jour de Noël - reprise chrétienne de la fête solsticiale d'hiver où dans la nuit la plus longue de l'année surgit la promesse de l'aube (ce pourquoi la messe est dite à minuit car c'est au cœur de la nuit, au plus profond de l'ombre, que germe la lumière nouvelle) - ressorti, disais-je, d'une étagère de livres en attente, deux ouvrages qui s'y trouvaient côte à côte, compagnons de poussière et de silence. Cela m'apparaissait comme une nécessité. Le premier était une méditation scientifique de Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres, dont le titre, et le tableau de Turner de la couverture, disent déjà la proximité thématique avec la pensée de Green ; le second était une autre méditation, artistique celle-ci, sur la vie et l’œuvre du grand peintre Nicolas de Staël : Le Vertige et la Foi de Stéphane Lambert. Trois citations ouvraient chacun de ces volumes, et chaque fois la troisième citation était de Paul Celan, sur lequel je me suis un peu penché en janvier de l'année dernière, à l'occasion de la lecture du livre d'Edmund de Waal sur l'histoire de la porcelaine et la venue presque dans le même temps du comédien Nicolas Bouchaud avec son spectacle sur Le Méridien. D'ailleurs la citation choisie par Stéphane Lambert est issue du Méridien : "Celui dont l'art obsède le regard, et la pensée, jamais ne garde conscience de soi. L'art déporte le Moi au plus loin." La citation d'Ameisen est, elle, extraite de Von Schwelle zu Schwelle, 1955 :

Parle aussi toi,
parle en dernier
dis ta Parole.

Parle -
Mais ne sépare pas le Non du Oui.
Donne à ta parole aussi le Sens :
donne-lui l'Ombre.

Regarde tout autour :
vois, comme cela devient vivant à la ronde -
Auprès de la Mort ! Vivant !
Il parle Vrai, celui qui dit l'Ombre.
"Parle - Mais ne sépare pas le Non du Oui." N'est-ce pas l'oxymore qui se trame ici encore ? Ce duo-duel de la lumière et de l'ombre, ne le retrouvai-je pas à la page 49 de l'essai de Lambert, lorsque celui-ci aborde la période marocaine de Nicolas de Staël ?
"La lune jetait son éclat feutré dans la nuit. Depuis le Maroc - la révélation du Maroc ! l'illumination marocaine ! - il avait traqué la lumière dans les moindres recoins où elle allait se cacher. Il l'avait poursuivie dans l'ombre, là où elle  donnait à la couleur une autre coloration. La lumière qui éclairait sombrement son esprit en cette nuit de cogitation, il avait essayé d'en saisir la juste réverbération comme s'il s'était appliqué à recueillir le feu caché dans l'obscurité. Comme ceux qui avaient peint au fond des grottes en sachant que l'autre lumière, à l'extérieur, celle qui tombait du ciel, était l'ombre de Dieu et qu'il ne fallait pas y toucher sous peine de se brûler les yeux !"
Un peu plus loin, page 80, on retrouvera explicitement cette oxymorique "lumière de l'ombre", avec le Maroc toujours à l'arrière-fond :
"Ce ciel allait brutalement se refermer au-dessus de lui, image obscurcie se confondant avec celle de la mer dans la nuit, surface sombre où onduleraient faiblement les reflets de la lune à la manière d'une berceuse pour endormir les enfants. Mais avant d'en arriver là, calfeutré dans sa tour, il aurait fini par atteindre cette fameuse lumière de l'ombre, équilibre du jour et de la nuit (point de contact entre la vie et la mort, atmosphère matricielle dont on en sait dire encore si elle aboutira à l'enfantement ou à la disparition), dont il avait tant rêvé lorsque, à vingt ans, il avait séjourné de longs mois au Maroc afin d'y faire l'apprentissage  sur le vif du dessin et de la couleur." [C'est moi qui souligne]*
Et il semblait que chaque jour apportait maintenant son présent de clarté : le lendemain, reprenant une énième fois ce vieux 10/18 de Guy-René Doumayrou, Géographie sidérale, qui m'accompagne depuis bientôt trente-neuf ans, depuis que j'en ai fait l'acquisition sur les trottoirs de la brocante de l'avenue des Marins, je lis page 13, placée sous le titre VOIR EMOUVOIR, ce paragraphe qui n'a gagné que plus d'actualité encore à l'heure du réchauffement climatique et de l'effondrement de la biodiversité :
"Soleil d'une lucidité qui l'oblige à fouiller l'au-delà des apparences, l'homme debout ne se lasse point, en dépit des balancelles du progrès, de poursuivre les horizons terrestres. Et au fond de toutes les satisfactions, le gouffre d'une incompréhensible lumière d'ombre le maintient impitoyablement en alerte ; or voici que se creusent les houles de la plus tragique détresse parce qu'on a voulu égarer cette longue quête sur les plages fétides de la réplétion, et encore n'est-ce rien. Mortelle, excusez du peu : la civilisation se découvre enfin nuisible. Elle s'aperçoit que pour avoir trop pétri la terre à ses menus plaisirs elle en a perdu l'amitié, et que le pire peut advenir." [C'est moi qui souligne]
De même, reprenant ma lecture, décidément bien erratique, de l'essai de Frances A. Yates sur L'art de la mémoire, je ne pouvais pas ne pas voir comme une nouvelle pierre ajoutée à l'édifice ce chapitre sur Le secret des "Ombres" de Giordano Bruno. Ce livre, De umbris idearum, parut à Paris en 1582 où il fut dédié à Henri III : "(..) Les Ombres, écrit Yates, descendent clairement du Théâtre hermétique de la Mémoire que Camillo avait montré à François 1er, grand-père du roi au pouvoir."




Curieusement (mais on pourrait tout aussi bien dire "logiquement"), c'est sur le site consacré à Chris Marker que j'ai retrouvé ce schéma du système de mémoire de Giordano Bruno (correspondant à la planche 11 du livre de Frances A. Yates). Souvenons-nous que c'est à partir d'un texte de Marker que s'est mis en route une série d'articles sur l'art de la mémoire
Je n'ai pas trouvé de meilleur résumé de la complexe tentative de Bruno que celui donné sur un blog justement intitulé lombredesidées, rédigé par un anonyme qui se surnomme l'Ombre :
"Dans ce livre à la forme étrange, il livre une méthode pour mettre en ordre ses souvenirs afin d’atteindre la divinité. Il lui suffit pour cela de combiner l’ars memoriae des Anciens avec les roues combinatoires de Raymond Lulle ; d’articuler une théorie des images mnémotechniques et une théorie de l’infini mécanique. Pour Bruno, les Idées sont les étoiles qui brillent au firmament. L’homme ne peut les atteindre, ni se les approprier ; il doit se contenter de leurs images, c'est-à-dire pour Bruno de leurs ombres. Cette ombre portée, ce reflet de la pensée, s’incarne dans une image qui la synthétise. Il suffit alors de placer ces images sur des cercles concentriques qui tournent les uns dans les autres pour mettre en relation les idées entre elles, former des combinaisons nouvelles, créer des rapports inattendus entre les choses. Les cercles combinatoires contiennent en puissance la totalité des pensées possibles ; en les faisant jouer, on peut suivre des filiations secrètes entre les images de notre esprit, et finalement ressaisir notre mémoire en une unité immense qui se confond avec le cosmos."[C'est moi qui souligne]

G. Bruno, De umbris idearum, 1582, Roues de mémoire


En passant nous avons renoué avec Raymond Lulle, apparu dans l'article sur La Sapienza. Lulle dont nous savons l'intérêt que lui porte Eugène Green. Mais ce n'est pas hasard non plus si l'on retrouve Giordano Bruno dans Le Pont des Arts. C'est Pascal qui offre à son amie, l'étudiante en philosophie, un exemplaire de Des fureurs héroïques.


Dans la présentation réalisée par Les Belles Lettres, chez qui le volume est édité, la citation liminaire témoigne d'une langue charnelle et torrentielle qui me  donne furieusement (c'est bien le mot approprié) envie de découvrir plus avant l’œuvre d'un homme dont l'on se contente le plus souvent d'évoquer la biographie.
 « Voici tracé sur le papier, imprimé dans les livres, placé devant les yeux et entonné aux oreilles un bruit, un fracas, un vacarme d'allégories, d'emblèmes, de devises, d'épîtres, de sonnets, d'épigrammes, de volumes, de prolixes dossiers, de sueurs d'agonie, de vies consumées, le tout accompagné de cris à assourdir les astres ; de lamentations dont les échos retentissent jusqu'aux antres infernaux, de tortures qui frappent de stupeur les âmes vivantes, de soupirs qui font s'évanouir de compassion les dieux immortels, et tout cela pour ces yeux, pour ces joues, pour ce buste, pour ce blanc et pour ce vermeil, pour cette langue, ces dents, ces lèvres, ces cheveux, ce vêtement, ce manteau, ce gant, cette chaussure, cette pantoufle, cette réserve, cette risette, cette petite moue, cette fenêtre veuve, ce soleil éclipsé, ce remue-ménage, ce dégoût, cette puanteur, ce sépulcre, cette latrine, ces menstrues, cette charogne, cette fièvre quarte, ce déni de justice, ce tort extrême de la nature, laquelle par l'apparence d'une surface, par une ombre, un fantôme, un enchantement circéen mis au service de la génération, nous donne l'illusion trompeuse de la beauté. »
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* Nicolas de Staël, dans une lettre envoyée de Marrakech à Emmanuel Fricero : "je veux rester longtemps parti ou mieux, ne plus m'arrêter de travailler". Ce qui attire le commentaire suivant de Guitemie Maldonado dans son très bel ouvrage Nicolas de Staël (Citadelles et Mazenod, 2015) : "Comme si travail et mouvement étaient devenus également nécessaires à celui qui souhaite, par leur association et dans le bel oxymore "rester parti", s'inventer une position qui, il faut bien l'admettre, a toutes les apparences de l'intenable."

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