vendredi 18 janvier 2019

De morte aeterna

Je ne vais plus à Noz aussi régulièrement, il me semble que le magasin a perdu un peu de sa magie en essayant de mettre un peu plus d'ordre dans ses étalages. Alors que tout voisinait avec tout, et que l'on pouvait trouver un beau volume sur un artiste de la Renaissance au milieu de boîtes de petits pois ou d'un assortiment de chaussettes, ce n'est plus possible aujourd'hui, mais les trouvailles sont plus rares (alors que, rationnellement, cela ne devrait rien changer). Hier, je n'ai rapporté que des crayons de papier, des sets de table et de la colle en bâton. Des livres, il y en avait, et même beaucoup, mais sans intérêt à mes yeux. Je n'ai pas la religion du livre, le livre n'a rien de sacré en soi. Il peut porter le bien comme le mal, la laideur comme la beauté. Il est souvent un simple produit mercantile, destiné à faire du fric. Le livre est très rarement une oeuvre d'art. S'il n'y avait plus sur Terre que les livres présents hier à Noz, je ne lirais plus.

Bon, mais l'orpailleur aussi remue beaucoup de boue avant de dénicher la pépite, et heureusement, il y a de temps à autre de belles surprises. La dernière en date, à Noz toujours (avant-dernière visite), c'est l'ouvrage de Nathalie Rheims, La mémoire des squares, Sur la trace des fantômes de Paris (Michel Lafon, 2016). Un livre écrit au lendemain de l'attentat du Bataclan, sous la forme d'un itinéraire secret à travers l'histoire inscrite dans les espaces verts parisiens, la botanique et la statuaire. Je ne l'ai pas encore terminé, d'autres lectures qui me sont apparues plus nécessaires l'ont momentanément interrompu, mais j'y reviendrai.


Il y eut surtout cette résonance avec le musicien Steve Shehan. Également poète et peintre, Shehan vient de faire paraître un triple album, VIS, initiales de Visa Mundi, Incarnations, Stella Novae, expressions latines qui marquent bien son goût pour la musique lyrique, baroque, alors même qu'il n'oublie pas ses attaches pour le jazz et les musiques ethniques. J'en ai écouté quelques extraits sur le site Accent Presse, qui m'ont vraiment séduit (je me suis alors rendu à Cultura où je pensais avoir une petite chance de trouver l’œuvre, mais non, ils ne l'avaient pas, et je ne pouvais même pas le commander, VIS n'était pas inscrit à leur catalogue - et c'est à cette occasion que, faute de Shehan, je suis revenu avec le Cosmos de Onfray dont j'ai parlé récemment et La nature exposée d'Erri de Luca que je vais bientôt évoquer).
Lisant Nathalie Rheims, je suis tombé sur ce passage :
"Des notes de l'orgue et des voix du Requiem de Gabriel Fauré retentirent au moment où je réussis à rejoindre le boulevard Haussmann : "Libera me, Domine, de morte aeterna, in die illa tremanda : quando coeli movendi sunt et terra ; dum veneris judicare saeculum per ignem."(Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour redoutable où le ciel et la terre seront ébranlés ; quand tu viendras éprouver le monde par le feu)."
Au cœur des mots rapportés ici, il y avait une tournure qui me semblait familière, quelque chose de rare pourtant, mais que j'étais certain d'avoir déjà croisé. Je revins sur le site d'Accent Presse et découvris que le second titre de la courte tracklist donnant un aperçu de l'album avait pour titre Morte Aeterna. Fauré était d'ailleurs donné comme une des sources d'influence dans le livret d'Incarnations, le second disque du triptyque.


Petit signe qui était comme annonciateur d'une autre résonance, en une série triple où entraient précisément en scène les livres que j'ai dit achetés par défaut de Shehan. Tout commence avec le roman d'Erri de Luca, La nature exposée. Histoire d'un sculpteur vivant dans un village de montagne, qui aide des migrants à traverser la frontière. Passeur d'un genre singulier, il rend l'argent demandé une fois parvenu de l'autre côté. Jusqu'à ce qu'un clandestin, écrivain de son état, publie un livre sur son voyage et attire l'attention des médias sur le sculpteur. Confronté aussi à l'hostilité des autres passeurs, ses amis pourtant, il quitte alors le village pour une ville en bord de mer, où un curé lui confie la tâche de restaurer un Christ en marbre, à l'origine nu mais recouvert ensuite d'un drapé. Or, l’Église veut maintenant récupérer l'original et retirer ce drapé :
"J'examine la couverture en pierre différente, elle semble bien ancrée sur les hanches et sur la nudité. Je lui dis qu'en la retirant on abîmera forcément la nature.
"Quelle nature ?"
La nature, le sexe, c'est ainsi qu'on nomme la nudité des hommes et des femmes chez moi.
"C'est bien là le problème. Plusieurs sculpteurs consultés avant toi ont renoncé." (p. 32-33)
Le sculpteur relève le défi.  Ce que j'aime chez Erri de Luca, c'est que n'étant pas croyant lui-même ("pour ma part, j'exclus l'intervention divine de mon expérience"), il n'en est pas moins sensible à la quête métaphysique qui s'exprime dans les textes et les créations artistiques qui cherchent, et parfois désespérément, la trace de la divinité (ce qui le distingue radicalement de Michel Onfray pour qui tout ce qui est religion n'est que foutaise).
Dans une bibliothèque, le sculpteur retrouve une photo de la statue originale, dans un mensuel de l'année 1921, jour 24 décembre. Surprise : il y observe un début d'érection. Il montre plus tard au curé une photocopie de la photo.
" Je ressens le besoin de défendre le sculpteur. Il a doté le crucifié d'une puissante nature, et son exagération rend plus fort le contraste avec la mort. Il incite à vêtir le corps nu, exposé au vent. Non pour recouvrir sa nature, mais pour mettre une couverture sur ses épaules, envelopper ses pieds dans un tissu de laine. C'est un sentiment terrestre qui n'a rien à voir avec la foi, avec la dévotion pour l'image sacrée.
Il m'écoute, alors je poursuis. Cet élan d'affection vient directement de la nature exposée. La nudité fait vibrer les fibres les plus anciennes de la compassion. Vêtir ceux qui sont nus, est-il prescrit dans une des œuvres de la miséricorde étudiées au catéchisme. Qu'est donc la miséricorde que j'éprouve devant cette figure ?" (p .40)
A cet instant, je ne pouvais que repenser à l'un des articles les plus lus d'Alluvions (pour une raison que j'ignore) : Sept oeuvres de miséricorde, rédigé le 6 janvier 2013 à la suite de la découverte du livre de Mathieu Riboulet, Les Œuvres de miséricorde. Livre que j'avais choisi à cause de sa quatrième de couverture :  "Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts : tels sont les impératifs moraux édictés par l’Église sous le nom d’œuvres de miséricorde, que le Caravage a illustrés dans un tableau conservé à Naples, et dont tous ceux nés en culture chrétienne sont imprégnés, même s’ils ne les connaissent pas. Ces injonctions morales sont ici mises à l’épreuve de l’expérience – réelle ou imaginaire."

Les Sept Œuvres de miséricorde, Le Caravage, 1607, Naples.
"J'ai accompagné des gens pour franchir la frontière. La miséricorde n'a rien à y voir, eux demandaient, moi je répondais. Une fraternité a suffi.
Le curé continue à m'écouter tout en prenant une bouteille de vin et deux verres. Il remplit le mien à ras bord. C'est l'usage chez les ouvriers. Si on offre du vin, on emplit le verre. Ce sont les riches qui en versent peu. Eux, ils ne boivent pas, ils sirotent. Si on en offre à un ouvrier, on en verse jusqu'à ce que le verre déborde." (p .41)
Juste observation : ce n'est pas vrai qu'en Italie, au café, chez Monique, avec les gars qui venaient boire un  coup, il y avait intérêt à ne pas faire de faux col. Ras bord, oui, c'était l'usage.
Je n'en ai pas fini avec le crucifix, ça commence juste, mais je ressens le besoin de faire une pause. A la bonne vôtre !

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