vendredi 11 janvier 2019

Au dernier moment il la trouva très noire

"Quand la porte se referma il crut entendre crier son nom, dans la salle. Il ne se retourna pas. Une petite pluie fine mouillait les trottoirs. Des reflets multicolores tremblaient sur la chaussée, au carrefour. Julien traversa la place. Il prit la rue de l'Abbaye, la rue de Seine et descendit lentement vers le Pont des Arts."

Albert Vidalie, Le pont des Arts, Denoël, 1961, p. 240-241

Il m'a fallu attendre l'ultime page du roman de Vidalie pour voir enfin cité le Pont des Arts, qui lui donne son titre. Le reste de l'histoire se passe en Provence (où il vécut quelques années, dans la proximité de son ami Giono), la plupart du temps dans une chambre d'hôpital où le personnage principal, Julien, se remet d'une grave blessure, deux coups de coupe-papier dans le ventre donnés par Michel, le décorateur dont il a séduit l'amie, qui n'est désignée tout au long du livre que par ce nom commun, la carioca.

Le coupe-papier, j'en ai un qui m'a été offert, en forme de yatagan, c'est-à-dire de sabre turc à lame recourbée. J'ai dû m'en servir pour pouvoir lire le livre. Car il m'était arrivé, pages non coupées, à l'ancienne. Édition originale de 1961. Il dormait donc dans un entrepôt depuis 57 ans, vierge de tout lecteur. Il y avait de l'émotion à être le premier (et sans doute le dernier).

Ce n'est pas un chef d’œuvre, je ne veux pas vous mentir, mais c'est l'ouvrage d'un véritable écrivain même s'il n'a guère laissé de traces dans les mémoires. Une recherche sur le net n'a pratiquement rien donné, à part cette mention de Christine Ferniot dans L'Express (novembre 2010) qui parle, à l'occasion d'une réédition de nouvelles de Vidalie, du Pont des Arts comme "son livre le plus autobiographique et le plus délicat."Comme son ami Blondin (qui disait de lui qu'il était un géant de la route des Lettres), Vidalie avait connu la captivité pendant la guerre, pas moins de cinq ans en Silésie, qu'il n'évoque pourtant pas, au contraire des années qui l'ont précédée :
"Ce n'est plus à Delphine mais aux mélancoliques Manon de pacotille qui ont parfois enchanté la solitude d'une adolescence timide et misérable, puis, quelques années plus tard, ses soirées militaires, quand il rôdait, soldat du désespoir sans foi ni patrie ni vocation guerrière, crevant d'ennui sous l'anonymat kaki des armées de terre, dans les bas quartiers du Mans, de Metz ou de Verdun." (p. 77)
Albert Vidalie, en 1968.
Il ne me reste plus qu'à spoiler, à donner la fin (ne lisez pas plus loin si vous voulez un beau jour découvrir par vous-même le talent de Vidalie). Julien se dirige donc vers le Pont des Arts.
" Ainsi la carioca avait réalisé son projet de Bénac ! Il fut vaguement tenté de regagner son village de Provence et d'attendre qu'elle lui donnât signe de vie. Il y renonça presque aussitôt. Il n'était pas assez sûr d'aimer la carioca. Il avait eu ce qu'il voulait d'elle, elle avait eu ce qu'elle voulait de lui. A quoi bon espérer autre chose ?
La Seine coulait sous le Pont des Arts. Au dernier moment il la trouva très noire. Il regrettait quand même sa petite source des collines."
Les choses sont dites avec la plus grande pudeur : "Au dernier moment il la trouva très noire." Comment ne pas penser alors à un autre suicide, celui de Sarah dans le film d'Eugène Green, Le Pont des Arts aussi ? Sarah la musicienne, qui dépose avant de sauter dans l'eau noire les partitions du Lamento della Ninfa de Monteverdi.


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