mercredi 18 mars 2020

La vengeance du pangolin ?

" - T'es dans le trou du cul du monde, mon pote ! Au pire endroit que tu connaîtras jamais dans ta petite vie de racle-merde ! T'es dans la zone de mort de la Déferlante !
- Où... ça ?!
- Banlieue ouest d'Aberlaas, Extrême-Aval, falaise des Confins ! Ça te va pour le topo ? Tu viens de naître ou quoi ?"

Alain Damasio, La Horde du Contrevent, Folio SF, p.0.

La situation est irréelle : devant moi, le parvis de l'immeuble où viennent de cesser enfin les ronflements des rotofils dévorant les pelouses de trèfle trop drues pour les tondeuses, le ciel bleu avec juste quelques petits nuages au-dessus de l'horizon, le calme d'un après-midi très ordinaire qui semble démentir tout ce qui se dit à la télé, à la radio, sur le net, cette menace qui a retourné toute la planète, ruiné tous les programmes et rompu toutes les digues du quotidien. Comment faire coïncider la tranquillité de cet instant avec ce que l'on sait, avec cette vague de mort et de souffrance qui doit nous engloutir ? 
Il y a ceux qui paniquent, ceux qui fuient, et puis ceux qui luttent, ceux qui aident, ceux qui soignent, au mépris parfois de leur propre santé, avec des moyens souvent dérisoires, victimes d'une politique managériale qui montre aujourd'hui sa nocivité profonde. Si l'on sort de la crise, ce sera grâce à eux, et je devrais plutôt dire à elles, car elles sont majoritaires, les femmes, dans ce combat au plus près du drame.
Au Moyen Age, et même en d'autres temps, cette pandémie aurait été vue comme un châtiment divin. C'est un discours qui se fait très rare, et c'est heureux. Est-ce à dire qu'il s'agit d'une fatalité ? D'un pur accident du vivant ? D'un phénomène imprévisible ? Hélas, tout porte à croire que ce genre de maladie infectieuse est une conséquence du saccage des écosystèmes tropicaux, d'une déforestation qui prive les animaux sauvages de leur habitat et les conduit à coloniser d'autres milieux où ils importent les microbes pathogènes autrefois confinés dans quelques zones peu fréquentés par les êtres humains.*


J'aime beaucoup ce dessin de mon ami Gary Tupolev. Je n'y vois qu'un défaut : son titre. Car je ne pense pas que le pangolin veuille se venger, ni d'ailleurs aucune autre bête sauvage  traquée par les hommes. Ce serait remplacer Dieu par la Nature. Une Dame Nature qui punirait ceux qui martyrisent ses enfants. Non, je crois, avec le philosophe Baptiste Morizot (qui a inspiré le personnage de Varech dans Les Furtifs de Damasio), que nous ne sommes pas des humains face à la Nature, qu'il faut sortir de ce dualisme qui consiste à "penser le monde en termes binaires, opposés, exclusifs et hiérarchisés : les "humains" et la "nature"."
" Voici la carte d'identité que je propose : nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant. Le vivant est ici tout autre chose que la "nature" des dualismes, il est inclusif : car nous sommes nous aussi des vivants. Nous ne sommes plus une espèce solitaire confrontée au reste du monde empaqueté en "nature" : nous ne sommes plus face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun."
(Nous sommes le vivant qui se défend, Socialter, Hors-Série "Le réveil des imaginaires")
Et Morizot n'est pas le seul à penser ainsi. Même son de cloche chez le jeune philosophe anglais Timothy Morton, qui écrit que "l'écologie peut se passer du concept d'un quelque chose d'une certaine sorte, "loin là-bas", appelé Nature."
"Le fantôme de la "Nature", entité neuve travestie en relique d'une époque révolue, a hanté la modernité dans laquelle il est né. Cette Nature fantomatique a empêché l'essor de la pensée écologique. Ce n'est qu'aujourd'hui, où le capitalisme contemporain et le consumérisme recouvrent la Terre entière et atteignent en profondeur les formes du vivant, qu'il est enfin possible, ironiquement, de se défaire de ce fantôme inexistant. L'exorcisme, c'est bien, mais les êtres humains ont dépassé le moment où la Nature était un recours. La continuité de notre survie, et par conséquent la survie de la planète que nous dominons sans nul doute aujourd'hui, dépend du fait de penser par-delà la Nature." La Pensée écologique, Zulma, 2019, p.19.


On ne trouvera pas trace non plus du mot nature dans l'entretien qu'un autre philosophe, italien celui-ci, Emanuele Coccia**, a accordé à Libération dans son édition du week-end dernier. Coccia qui rappelle que "tout virus, et celui-ci en particulier, nous apprend donc à ne pas mesurer la puissance d'un être vivant sur la base de ses équipements biologiques, cérébraux, neuronaux. Il casse aussi notre étrange narcissisme : dans l'anthropocène, nous continuons à contempler notre grandeur, même négativement, et nous nous magnifions dans nos puissances malignes, destructrices... "Regardez comme nous sommes puissants." Les virus nous rappellent que n'importe quel être a la force de détruire le présent et d'établir un ordre inconnu, inattendu. Le coronavirus montre enfin que le vie se moque des frontières, des entités politiques, des distinctions de races, qu'elle mélange tout, elle rallie tout. C'est assez libérateur."

Cette vision de la continuité de la vie remet en cause, comme le soulignent Sonya Faure et Anastasia Vécrin dans l'entretien, l'idée de naissance comme commencement. Selon Coccia, la naissance est un couloir qui mène une même vie d'une forme à une autre, d'une espèce à l'autre :
"La vie que nous sommes et que nous exprimons existait avant nous, c'était la vie de nos parents, et celle de nos grands-parents dans un couloir continu qui arrive jusqu'au début de la vie sur la planète. C'est dans ce couloir que l'individu, l'espèce et la Terre communiquent les uns les autres. C'est pour cela qu'il n'y a rien de plus universel que la naissance : un chêne, un champignon, un chat, une bactérie sont tous des êtres définis par la naissance. Tout enfant est un corps qui a imposé à sa matière d'origine une métamorphose, tout être naît dans un corps autre : naître, c'est ne pas pouvoir séparer sa propre histoire de celle du monde. La naissance est en ce sens un processus de migration de la vie, on laisse migrer en nous un moi, un souffle venu d'ailleurs vers d'autres destins. tout accouchement est une continuation de la tectonique des plaques."
Morizot, Morton, Coccia, trois penseurs pour nous aider à nous diriger dans ce monde sans boussole, plus que jamais incertain. Trois pensées qui vont au-delà de l'effondrement que certains prédisent, dessinent un chemin d'espoir, un appel du vivant. L'attracteur étrange dont je parle si souvent se tient peut-être en ce lieu de rencontre, comme une divinité faible qui n'a pas pouvoir sur le monde, mais peut nous désigner les "occasions", le kairos grec, qu'il faut saisir à temps. Fanal dans la nuit.



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* Lire l'article de Sonia Shah, dans Le Monde diplomatique de ce mois. Aperçu sur le site du journal.

** J'ai déjà évoqué les travaux d'Emanuele Coccia dans plusieurs articles.

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