vendredi 20 mars 2020

Le Paradis est dispersé sur toute la terre

"Qu'est-ce que ce monde veut dire ? Et s'il n'a pas de réponse à nous donner, pourquoi feint-il sans trêve un discours ? Maintenant, comme jadis, cette fuite et cette présence simultanées à mes pieds de l'eau perpétuelle murmurent indéfinissablement quelque chose et je sursaute quand le merle me scande (c'est bientôt la nuit) une question indubitable."

Gustave Roud,  Air de la solitude, cité par Jacques Lacarrière, Errances, p. 41


La poésie, que je ne fréquentais plus guère ces dernières années, revient en force avec la pandémie. Dans les moments difficiles de l'existence, c'est toujours vers elle que je suis allé. Quand le roman, l'essai ne vous ouvrent plus aucune porte, vous semblent muets, atones, le poème soudain est l'alcool fort qui vous fouaille l'esprit, trace un chemin dans la désespérance. Ce dernier mot ne s'applique pourtant pas à la période présente, dont la gravité n'a pas entamé (pas encore, peut-être) une volonté d'y voir un peu clair. Alors j'étudie, j'essaie de comprendre, seul ou avec d'autres. Mais c'est comme si la marche avait pris un aspect plus périlleux, qu'aux sentiers ombreux avaient succédé de dangereux glaciers. Chaque pas devient plus risqué, et les crevasses qu'on redoute vous confrontent tout à coup à l'essentiel. C'est sur cette pente escarpée du réel que la poésie surgit.

Ces métaphores montagneuses qui me viennent spontanément à l'esprit (alors que ma crainte du vertige m'a toujours éloigné d'une vocation d'alpiniste), s'accordent à point nommé avec l'autre poète (le premier étant André Frénaud) retrouvé ces jours-ci : le suisse Gustave Roud. Qui vécut presque toute sa vie dans la ferme familiale de Carrouge, dans le Haut Jorat, qu'il ne quittait guère, raconte Philippe Jaccottet, que pour aller s'approvisionner de lectures à la Bibliothèque cantonale de Lausanne, "comme le paysan son voisin, les jours de marché, dans les grands magasins". Confiné alors, Gustave Roud ? Non, poursuit Jaccottet, cet homme "a été, profondément, un errant", qui se taira quand l'âge et la maladie lui interdiront toute marche.



C'est en lisant cette belle préface de Jaccottet à Air de la solitude (Poésie/Gallimard), que je suis retombé sur ce thème du paradis, évoqué dernièrement avec André Frénaud :
"Au solitaire, à l'errant malheureux, vagabond jour après jour des mêmes chemins, des signes apparaissent parfois, que les hommes mieux incarnés, que, notamment, ces paysans dont Roud a contemplé si avidement "les travaux et les jours", ne voient généralement pas. Des signes qui sont d'ailleurs la source de presque toute poésie et comme la preuve, la trace, ou, qui sait ? la promesse d'une harmonie cachée dont toute oeuvre d'art, quelle qu'elle soit, nous propose un fragment. Roud a cité souvent, et on ne peut éviter de le faire après lui, ce fragment de Novalis qu'il a traduit ainsi : "Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c'est pourquoi on ne le reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars." Ce fragment est une des clefs de son oeuvre ; un passage d'une "Lettre" à son éditeur (...) le complète : "La poésie (la vraie) m'a toujours paru être... une quête de signes menée au coeur d'un monde qui ne demande qu'à répondre, interrogé, il est vrai selon telle ou telle inflexion de voix."
"Essai pour un paradis" : tel est d'ailleurs le titre d'un des livres de Roud ; tel est, très au-delà d'une simple évocation nostalgique d'un paysage aimé, l'enjeu, l'utopie de son oeuvre. "
Un monde qui ne demande qu'à répondre...  Et si cette perspective n'était pas qu'une simple rêverie de poète isolé en ses collines ? Était autre chose qu'une gentille divagation lyrique ? Je vous invite à prendre très au sérieux cette hypothèse car enfin cette intuition forte du poète Gustave Roud rencontre une des plus originales et des plus puissantes théories sociologiques de ces dernières années, celle de la résonance, telle qu'elle est développée par l'allemand Hartmut Rosa, lequel avait déjà marqué les esprits avec son maître-livre Accélération, une critique sociale du temps (2010).

Dans Résonance, une sociologie de la relation au monde (La Découverte, 2018), Rosa écrit, dès l'avant-propos : "Aux personnes malheureuses ou dépressives, le monde semble morne, hostile et terne et leur propre moi leur apparaît froid, mort, figé et sourd. Les axes de résonance entre le moi et le monde restent muets. Ne faut-il pas en conclure a contrario  qu'une vie réussie se caractérise par des axes de résonance ouverts, vibrants, palpitants, qui parent le monde de sons et de couleurs et donnent mouvement, sensibilité et richesse à notre propre moi ?" (p. 16) Et, un peu plus loin, il cite Merleau-Ponty qui écrit dans son essai "Le métaphysique dans l'homme" :
"A partir du moment où j'ai reconnu que mon expérience justement en tant qu'elle est mienne, m'ouvre à ce qui n'est pas moi, que je suis sensible au monde et à autrui, tous les êtres que la pensée objective posait à leur distance se rapprochent singulièrement de moi. Ou, inversement, je reconnais mon affinité avec eux, je ne suis rien qu'un pouvoir de leur faire écho, de les comprendre, de leur répondre."

De fait, il y a longtemps que je voulais évoquer les travaux de Hartmut Rosa, qui me semblent si en phase avec tout ce dont j'essaie de rendre compte ici au fil des jours, mais je ne trouvais pas l'ouverture. Et je ne pensais même pas en commençant à rédiger ce billet que tout naturellement je viendrai à en parler. Il a fallu Gustave Roud, francophone mais grand traducteur de l'allemand.

Et je m'émerveille que même leurs deux noms résonnent si fort. Rosa/Roud, quatre lettres, mêmes lettres initiales. Hartmut/Gustave, sept lettres, trois lettres communes u, a et t central. Ce n'est pas là écho, - qui est réplication du même -, mais résonance, qui est échange, dialogue. On en verra bientôt d'autres exemples.

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