vendredi 27 mars 2020

Penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas

" - Marseille, dit Marc d'un ton ferme. La peste arrive à Marseille.
Adamsberg s'était attendu à une diversion du semeur puisque son texte décrivait une éclosion nouvelle, mais pas à une sortie de Paris.
- Vous êtes sûr de vous, Vandoosler ?
- Formel. C'est l'arrivée du Grand Saint-Antoine, le 25 mai 1720, aux îles du château d'If, vaisseau venant de Syrie et de Chypre, chargé de ballots de soie infectés et portant à son bord un équipage déjà décimé par la maladie. Les noms manquants des médecins sont Peissonel père et fils, qui sonnèrent l'alarme. Le texte est célèbre et l'épidémie aussi, un désastre qui enleva près de la moitié de la ville."

Fred Vargas, Pars vite et reviens tard, Vivian Hamy, 2002, p. 207-208.

Dans  l'article La grande maladie du vieux temps, j'ai décrit les récurrences du nombre 9, avec ses dérivés 99 et 999. Au moment de sa rédaction, et les jours qui ont suivi, d'autres manifestations du nombre ont pu être enregistrées. C'est là un effet typique de l'Attracteur étrange, en une sorte d'épidémie sémiotique courant parallèlement à l'épidémie virale qui traverse le pays et la planète. Et n'est-ce pas étonnant de retrouver Marseille - au coeur d'une polémique ces jours-ci -, dans  deux livres cités dans l'article, le polar de Fred Vargas (voir supra) et  GEnove, de Benoît Vincent, dont l'avant-propos est écrit dans la ville phocéenne ?

Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille), tableau de Michel Serre (musée Atger, Montpellier).


Ce ne sont pas moins de neuf occurrences du 99 que j'ai recensées entre le 7 et le 23 mars. La première est déjà tragique. Elle se situe dans Les Disparus de Daniel Mendelsohn, au moment où la quête de l'auteur le conduit au Danemark pour recueillir le récit d'un survivant de la ville de Bolechow. Mendelsohn note que ce petit pays est le seul en Europe à avoir opposé une résistance "paisible, mais remarquablement efficace, aux politiques antijuives des nazis, l'exemple le plus spectaculaire étant le passage clandestin et réussi, en une nuit, de presque tous les huit mille Juifs du pays dans des petits bateaux jusqu'à la Suède, avec (selon le livre que j'ai consulté) seulement quatre cent soixante-quatre Juifs déporté à Theresienstadt"(p. 506-507). Les calculs sont simples : alors que 6 % des Juifs du Danemark ont péri dans l'Holocauste, seuls 48 Juifs de Bolechow ont survécu, sur les six mille qui habitaient la ville, autrement dit 99, 2 % des Juifs y ont été exterminés.
Ce nombre, que Mendelsohn donne en lettres la première fois, revient sous forme numérique à la page 545, à l'heure du bilan de cette extraordinaire enquête sur plusieurs continents :
" Nous avons appris tout ça et, naturellement, nous avons appris leurs histoires aussi, les histoires des narrateurs ; et c'est donc devenu une partie de notre histoire aussi. Les cachettes, le bunker, le grenier, les rats, la forêt, les faux certificats de naissance, les granges. Et il y a l'histoire du présent : les gens que nous avons rencontrés et à qui nous avons parlé, leurs familles, la nourriture que nous avons mangée, les rapports que nous avons établis maintenant, aujourd'hui, à 99,2 chances contre 1."
Les cachettes, le bunker, les granges, tout cela ce sont aussi des histoires de confinement, pas devant un virus mais devant une menace plus humaine, encore plus cruelle et implacable, celle des nazis et de leurs collaborateurs ukrainiens.

L'ironie de l'histoire c'est que ma deuxième occurrence provient d'un Allemand. De la tragédie on passe plutôt à la comédie. Jugez-en : je ne sais plus par quel média je tombe le 10 mars  sur ce qui peut apparaître comme une blague : en février dernier,  Simon Weckert, un artiste berlinois, a trompé Google Maps en provoquant un embouteillage virtuel par le transport de 99 smartphones dans un petit chariot.


Pourquoi 99 ? Aucune précision là-dessus. Il fallait bien sûr un nombre important de smartphones connectés pour créer le bouchon virtuel, mais 98 ou 100 n'auraient rien changé. On peut considérer que ce nombre 99 possède pour le moins une aura particulière.

Retour à la tragédie pour ma troisième apparition du nombre. Lors de la projection du thriller de Todd Haynes, Dark Waters, à l'Apollo le 11 mars. Lutte inégale entre un avocat tenace, Robert Billott (Mark Ruffalo), et la multinationale de l'industrie chimique DuPont de Nemours (au nom français si trompeur en sa douceur feutrée), dont il a découvert qu'elle polluait en toute connaissance de cause les eaux de la ville de Parkesburg avec une molécule servant à fabriquer le Teflon. Un carton explicatif à la fin du film révèle que 99 % de l'humanité possède cette molécule dans le sang. 


Quatrième occurrence de 99 le lendemain, en lisant le hors-série de la revue Socialter intitulé Le réveil des imaginaires, et en particulier cet entretien avec Alain Damasio. Il y rebondit sur une évocation des créatures extraordinaires qui sont au coeur de son roman, et qui lui donnent aussi son titre : Les Furtifs :
"Les furtifs sont donc des créatures de l'ouvert. Ils sont faits de sons, s'ils sont vus, ils meurent et se transforment en une statue, belle à regarder mais figée.

C'est une manière de dire que le visuel tue. C'est d'ailleurs littéralement le cas dans l'armée. Voir sa cible = la tuer. Peut-être est-ce suggérer que la société de l'image dans laquelle nous vivons tue aussi. Je comprends très bien que des cinéastes ou des photographes puissent dire le contraire. sauf qu'aujourd'hui 99 image sur cent sont utilisées pour nous formater et faire passer un mot d'ordre qui susurre : "Achetez !" L'image est une forme d'expression, ultra-étudiée pour manipuler neurologiquement. Je fais attention à ne pas trop mettre de descriptions visuelles dans mes livres, à faire confiance au lecteur et à son désir de produire ses propres images. On ne devrait jamais imposer au lecteur un imaginaire qui l'empêche de travailler le sien par lui-même." (p .79)
Le lendemain encore, je regarde sur France 3 le documentaire consacré à Boris Vian, Un coeur qui battait trop fort. Vian qui aurait eu 100 ans cette année, Vian qui était persuadé de ne pas dépasser la quarantaine, à raison puisqu'il est mort quelques mois avant cet anniversaire, au cours d'une projection  de J'irai pas cracher sur vos tombes. Ce qui fait qu'il est mort à 39 ans le 23 juin 1959. Ce qui fait beaucoup de dates en 9 pour Bison Ravi alias Boris Vian - neuf lettres -,  d'abord nommé Equarisseur de première classe avant de devenir Satrape et Promoteur Insigne de l'Ordre de la Grande Gidouille du Collège de Pataphysique. Vian qui, lors d’une émission de radio, en mai 1959, un mois donc avant sa mort, "expliqua, nous disent Nicole Bertolt et Anne Mary, qu’il faisait de la ‘Pataphysique depuis qu’à l’âge de neuf ans il avait été marqué par une phrase dans une pièce de Robert de Flers et Gaston Arman de Cavaillet, La Belle Aventure: « Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas. » Il devait toujours garder en lui cette clé jusqu’à ce qu’il trouve la porte du Collège." [C'est moi qui souligne]



(Et moi je me demande soudain si l'Attracteur étrange n'est pas au bout du compte une des figures de la Pataphysique ? )

Bon, allons au coeur du noeud de la question : Vian avait-il à quelque chose à voir avec le 99 ? Une recherche googlisante allait-elle me donner une piste ? Il fallait que je m'en assure, et voici le résultat :


Ce Live 99 renvoie à Lavilliers et n'a donc rien à voir directement avec Vian, mais n'est-ce pas formidable de tomber sur un de ses poèmes les plus émouvants,  Je voudrais pas crever, écrit en 1952 qui est encore une référence à la mort, dont vous avez bien compris qu'elle est omniprésente dans ce périple du 9 (bon, d'accord pas les smartphones de Weckert).


J'arrête là pour ce soir. Un coup de fatigue. A la revoyure pour les quatre occurrences qui restent.

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