mardi 26 août 2014

Les Merveilles célestes

"di 20-21.07.14
Dublin.

les rives de la Liffey, qui réminiscent forcément Joyce, tout comme le Trinity college réminisce Beckett.
la library, la long room du college : ce vaste, imposant dépôt de nos pensées d'hommes, morts, impressionnant dépôt d’alluvions de récits et de paroles échouées… je m'y suis arrêté longuement dans le silence, à savourer, presque me recueillir, lieu prégnant en odeurs de vieux papiers, de feuilles de veau, de vieux bois, de cuir…"


Fred Griot (Refonder)

Il n'est peut-être pas superflu de rappeler de temps à autre l'intention de ce blog : 

"Alluvions dit bien la variété de ce qui se déposera ici, aussi bien dans la forme que dans le contenu : notes bien structurées, développements de pensées, ouvertures réflexives comme citations, anecdotes, traits, emprunts, essais, repentirs, esquisses, nervures de néant, griffures, phrases juste sauvées de l'abîme. De la pierre et de la boue, du sable et du roc."

Mais il arrive aussi que de ce désordre émerge comme une construction, que de l'informel surgissent des motifs, qu'une figure se dessine, que des correspondances se tissent. C'est le travail de ce que j'ai nommé l'attracteur étrange, en empruntant le concept à la théorie du chaos, mais que l'on pourrait tout aussi bien rattacher au hasard objectif cher à André Breton.

Il semble que nos vies ne soient pas entièrement déterminées, pas plus qu'elles ne sont abandonnées à l'aléatoire. L'attracteur étrange nous invite à quitter la vision de la vie comme ligne droite, chemin unique, destin, pour une vision plus large, plus haute, plus profonde, en surface, en volume. Chaque être paraît relié à une constellation, et en cela l'intuition astrologique n'est sans doute pas sans fondement, même s'il convient de ne pas se laisser enfermer dans les rets d'un autre déterminisme dont les tentations prophétiques ont toujours sombré dans le ridicule et le pathétique.

Littoral, près des marais d'Yves (août 2014)

Nous sommes partie prenante d'un univers en mouvement, un mouvement qui plus est non uniforme, pourvu de vitesses variables, composé d'accélérations et de fulgurances comme de ralentis ou de stagnations. L'attracteur se lève parfois comme un vent impérieux, soufflant sur nos steppes intérieures pendant des jours et des semaines, mais il lui arrive de s'éteindre, de se tapir dans les replis du temps.

Ce n'est pas actuellement le cas, loin de là, et je sens bien qu'il me faudra plusieurs posts pour rendre compte des dernières manifestations du phénomène.

Commençons par ce qui semble le plus anodin : ce roman de Patrick Modiano, Accident nocturne, publié en 2003, mais acheté seulement cette année sur l'avenue des Marins, à la brocante mensuelle (avenue qui fait partie de ces lieux, en apparence profanes, qui délivrent régulièrement leur moisson épiphanique). Modiano qui s'est imposé à l'automne 2012 comme l'une des étoiles majeures de ma propre constellation.

"Une, deux, trois fois, on dirait que le destin - ou le hasard - insiste, voudrait provoquer une rencontre et orienter votre vie vers une nouvelle direction, mais souvent vous ne répondez pas à l'appel. Vous laissez passer ce visage qui restera pour toujours inconnu et vous éprouverez un soulagement, mais aussi un remords. " (p. 37)

Il dit très simplement la nature de l'attracteur, qui appelle mais ne contraint pas. Page 92, on lit cette phrase que l'on peut retrouver presque identique dans plusieurs de ses romans :

Il me semblait que dans ma vie une brèche s'était ouverte sur un horizon inconnu.

A ce mot brèche chez Modiano, j'ai consacré une note entière. De même à cet autre mot "horizon", qui fait matière d'ailleurs d'un titre de livre. Au bout du compte, il y a toujours de l'inconnu, toujours une réserve d'inconnu que l'on se doit de ne pas effaroucher, dont l'approche se fait avec discrétion, qu'on laisse plus venir à soi qu'on ne le traque réellement :

Il faut attendre que les autres viennent vers vous d'un mouvement naturel. Pas de gestes trop brusques. Rester immobile et silencieux et se fondre dans le décor. Je m'asseyais toujours à la table la plus retirée. Et j'attendais. J'étais quelqu'un qui s'arrête au bord d'un étang au crépuscule et laisse son regard s'accommoder à la pénombre avant de voir toute l'agitation des eaux dormantes. (p .96)

Oui, les eaux dormantes sont un leurre, cachant une activité parfois redoutable. Bars de nuit, façades livides, campagnes atones dissimulent souvent de troubles trafics, de louches affaires dont on ne saura probablement jamais le fin mot. Le narrateur apparaît donc comme un passager clandestin dans la ville, toujours en instance de déménagement, allant d'un hôtel à l'autre, changeant de quartier en fonction des urgences du jour. Dans cette existence désargentée et solitaire, il arrive néanmoins qu'une éclaircie se produise :

Au cours de ces nuits blanches, ce que je regrettais le plus, c'était d'avoir laissé tous mes livres dans ma chambre de la rue de la Voie-Verte. Pas beaucoup de librairies dans le quartier. J'avais marché vers l’Étoile pour en découvrir une. J'y avais acheté quelques romans policiers et un vieux volume d'occasion dont le titre m'intriguait : Les Merveilles célestes. A ma grande surprise, je ne parvenais plus à lire les romans policiers. Mais à peine avais-je ouvert Les Merveilles célestes qui portait sur la page de garde cette indication : "Lectures du soir", que je devinais combien cet ouvrage allait compter pour moi. Nébuleuses. La Voie lactée. Le monde sidéral. Les constellations du Nord. Le zodiaque, les univers lointains... A mesure que j'avançais dans les chapitres, je ne savais même plus pourquoi j'étais allongé sur ce lit, dans cette chambre d'hôtel. J'avais oublié où j'étais, dans quel pays, dans quelle ville, et cela n'avait plus d'importance. Aucune drogue, ni l'éther, ni la morphine, ni l'opium ne m'aurait apporté cet apaisement qui m'envahissait peu à peu. (p. 118)

Les Merveilles célestes ne sont pas une invention. Ce livre existe bel et bien, Modiano ne le mentionne pas mais l'auteur en est le célèbre Camille Flammarion. Il est disponible sur Gallica.





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